lundi 24 décembre 2012

De Gaulle à la plage : l'appel du large


« Peut-on rire de tout ? Oui mais pas avec n’importe qui ? », selon la formule du regretté Desproges. Avec De Gaulle à la plage, Jean-Yves Ferri s’attaque à un monument historique national, à la figure du Commandeur qui déploie son ombre gigantesque sur l’histoire de la France au XXe siècle, au double-mètre étalon de la politique française : le général de Gaulle. Iconoclaste et réjouissante, cette BD est un petit chef d’œuvre d’humour politique. Eh oui, ami lecteur, le gros mot est lâché.

© Dargaud 2007

Été 1956, alors qu’il est en pleine « traversée du désert », de Gaulle décide que les Français ne le méritent pas et se retire sur les plages du « réduit breton » pour profiter de vacances bien mérités. Accompagné de son fidèle aide de camp, le capitaine Lebornec, de son épouse « tante Yvonne », de Philippe, son benêt de fils, et de son chien Wehrmacht (qui n’est autre que le chiot de Blondi, la chienne d’Hitler), le général promène sa grande carcasse sur les plages bretonnes. Sur ce pitch digne de la famille Fenouillard, Ferri brode un album drolatique et facétieux. Découpant son album en strips d’une demi-page, Ferri s’en donne à cœur joie pour croquer le grand homme, ses rêves de grandeurs et ses envolées lyrico-exaltées, le confrontant à la triviale banalité des congés payés. Découvrant l’usage des tongs « prises sur l’ennemi Viêt », émoustillé par les pin-up en maillot de bain une pièce, agacé par son vieux comparse Winston Churchill, surveillé par les sous-marins du SDECE et par madame son épouse, de Gaulle, contre vents et marées, garde le verbe haut et fait front avec la constance qu’on lui connaît.

© Dargaud 2012
L’édition spéciale 2012 est enrichie d’un supplément : de Gaulle en mai.


Au-delà des gags savoureux et gentiment irrespectueux, Ferri réalise le tour de force de croquer le général et sa silhouette si frappante comme le meilleur des caricaturistes politiques. En quelques coups de crayons, il le montre chaussé de ses lunettes pour établir un plan de baignade stratégique, ici levant les bras dans ce geste si caractéristique qui le rendit célèbre, de la place de la République au balcon du gouvernement général d’Alger, là levant un doigt impérieux pour prendre l’Histoire à témoin. Le dessin insiste sur sa taille (les couvertures le font sortir du cadre), son ventre rebondi, sa silhouette dégingandée de grand maigre. La colorisation, dont on voit la trame, rappelle l’esprit des albums pour la jeunesse des années 1950, dans la lignée des Martine à la ferme et autres Babar à New York.

Moqueur et ironique, l’album réussit toutefois l’exploit de conserver une certaine tendresse pour le grand Charles. Serait-ce l’ultime tome de la geste gaullienne ? Par l’écu de Clovis, l’Histoire est en marche !

Longue vie au Triangle !

dimanche 16 décembre 2012

The Losers par Jack Kirby : l’étoffe des héros


Parmi la longue et féconde carrière de Jack Kirby (1917-1994), génie américain du Neuvième Art, The Losers, se détache particulièrement comme l’archétype du comic de guerre, viril, sévèrement testostéroné, et en même temps sérieusement délirant grâce à la géniale « Kirby’s touch ».

N°152, décembre-janvier 1974-1975
© DC Comics

Entre 1970 et 1975, en désaccord avec son employeur, le « King of Comics » alors au sommet de son art quitte Marvel pour l’éditeur rival DC Comics. Là, de 1974 à 1975, on lui confie entre autres la reprise d’une série née en 1969, publiée dans Our Fighting Forces : The Losers. Durant 12 numéros Kirby écrit et dessine cette série avec le brio qu’on lui connaît, s’éloignant un peu de la veine super-héroïque qui fit sa gloire (lire la chronique de Fantastic Four n°84-87). Il reprend donc ces histoires de guerre mettant en scène un groupe de soldats américains durant la Seconde Guerre mondiale, réunis en une sorte de commando de têtes brûlées n’ayant rien à perdre, que l’on envoie dans les missions les plus désespérées : Captain Storm (un marin borgne), Johnny Cloud (un pilote indien), Gunner et Sarge (deux GI’s).

N°154, avril 1975
© DC Comics

Attention ami lecteur, pas d’histoires subtiles et finement ciselées ici, nous sommes dans l’action pure. Et, en toute honnêteté estimée lecteur, les yeux dans les yeux je te le dis avec le sourire gourmand et carnassier d’un sale gosse matraquant ses Playmobil à coup de marteau, ça décoiffe. Le roi du comic, maître de l’action super-héroïque et de l’odyssée cosmique, dessine la guerre comme personne. Ses scénarios ont beau être invraisemblables, ils « scotchent » le lecteur, tel un malheureux bidasse surpris en plein no man’s land par une fusée éclairante. Les Losers sont ainsi déployés sur tous les fronts (France, Italie, Amérique, Yougoslavie, Birmanie, Russie etc.) sans l’ombre d’un souci de réalisme stratégique. Dans un épisode où ils se déguisent en officiers SS, personne ne semble trouver curieux que l’un d’entre eux soit… navajo. Souvent blessés, jamais mutilés, les Losers serrent les dents et continuent de canarder l’adversaire avec la puissance de feu d’un croiseur. Mais grâce au génie de Kirby, toutes ces incohérences sont oubliées devant l’énergie qui se dégage de ses planches. Ayant fait la guerre en France, entre 1944 et 1945, Kirby sait de quoi il parle et a pu observer les hommes au cœur des combats : chacune de ses cases sonne juste. Ici les soldats engoncés dans leur équipement progressent dans une ville française dévastée. Là le souffle d’une explosion projette les hommes au sol avec un réalisme impressionnant. À chaque fois, le trait puissant du « King » souligne la force de caractère de ces hommes inflexibles au menton carré. Que les choses soient claires, les Losers ne sont pas des gonzesses ! Mais Kirby ne verse pas pour autant dans la propagande, voire dans l’affiche de recrutement à peine déguisée pour les US Marines. Il ne masque pas l’atrocité de la guerre. Dans l’épisode intitulé Ivan (n°160, octobre 1975) il montre ainsi une scène d’exécution de civils à la mitrailleuse qui fait froid dans le dos. La guerre n’est pas un spectacle ou une belle aventure, c’est aussi l’horreur. Notons enfin que pour Kirby, fils d’immigrés juifs austro-hongrois, combattre le nazisme, durant la guerre d’abord, avec sa plume ensuite, prenait tout son sens.

N°155, mai 1975
© DC Comics

Selon moi, ce qui distingue aussi particulièrement The Losers c’est le grain de folie toute kirbyenne qui point ici ou là. Dans l’épisode 157 (juillet 1975), nos héros affrontent un commando de la cinquième colonne mené par l’impressionnante Panama Fattie, aux formes dignes de la Vénus de Willendorf. Dans The Partisans (n°155, mai 1975) Sarge est témoin et artisan de la vengeance d’outre-tombe d’un bien mystérieux partisan yougoslave. Dans The Major’s Dream (n° 161, novembre 1975) un officier britannique fait des cauchemars fort psychédéliques après le massacre de ses hommes dans un temple niché au cœur de la jungle birmane. Bref, même dans un comic de guerre – forcément plus réaliste – Kirby sera toujours Kirby.

N° 156, juin 1975
© DC Comics

Près de 40 ans après leur parution, je viens de découvrir ces pages par hasard dans un gros volume paru en 2009 chez DC Comics et rassemblant tous les épisodes des Losers dessinés par Kirby. Gamin, je traquais pourtant les dessins de Kirby dans les Strange et autres publications des éditions Lug. Mais je n’avais jamais vu Les Perdants (Traduttore, traditore !) paru au début des années 1980 dans Choc, BD de guerre en petit format que l’on trouvait alors dans les kiosques de gare, soigneusement caché entre les revues légères et autres Satanik. Eh bien, c’est un peu comme de découvrir un lingot d’or au fond de la vieille malle poussiéreuse qui traîne au grenier, cela fait plaisir !

N° 157, juillet1975
© DC Comics

Longue vie au Triangle !

lundi 10 décembre 2012

Skraeling : la guerre c’est la paix

Couvrant le dernier discours de notre Grand Leader retransmis sur tous les télécrans de la ville, la lugubre plainte des sirènes d’alerte résonne dans les rues, annonçant un raid de bombardiers furtifs. Cours vers l’abri antiaérien le plus proche, estimé lecteur. Non, tu ne rêves pas, tout est sous contrôle, tu es bien dans la dystopie sombre et angoissant de Skraeling.

© Ankama éditions 2011

Après Les Chiens du WeltRaum (2011), l’éditeur Ankama vient de publier Enragé, le deuxième volume de cette série de science-fiction réalisée par Thierry Lamy (scénario) et Damien Venzi (dessin), prévue en 3 tomes. Comme dirait Arthur « Bomber » Harris, c’est de la bombe ! Passée, je le crains, un peu inaperçue, cette BD est pourtant impressionnante. Dans cette contre-utopie inquiétante, nous plongeons au cœur d’une société totalitaire lancée dans une guerre sans merci contre un État adverse, d’inspiration marxiste. Tels l’Océania ou l’Eurasia, les méga-États continentaux du 1984 de Gorge Orwell, la raison d’être du WeltRaum c’est la guerre. Cette dictature fascisante et raciste, dirigée d’une poigne de fer par U-Mensch (le Big Brother local, Der Grosse Bruder ça sonnait moins bien), est le rêve idéal de tout apprenti dictateur qui se respecte. Offrant un prétexte commode à l’embrigadement généralisé, le conflit permet d’écraser toute forme d’opposition. Des peuples vassaux, conquis et soumis, fournissent des contingents d’ouvriers asservis ou de soldats auxiliaires, chair à canon méprisée et fort commode. Köstler est de ceux-là, élevé et conditionné depuis l’enfance dans les terribles camps d’éducation héroïque. Redoutable chien de guerre, il est repéré par ses supérieurs, et amené à intégrer les Skraeling, cette troupe d’élite dont les exploits et la férocité sont chantés par tous les canaux de propagande du WeltRaum. Prêt à tout pour sortir de sa condition d’inférieur, Köstler découvre que le WeltRaum se livre à bien des manipulations pour asseoir son contrôle sur les esprits. Et les cauchemars qui l'assaillent ne sont-ils pas le signe que son conditionnement s'effrite ?

© Ankama éditions 2012

Optimiste convaincu passe ton chemin. Nous nageons ici dans un univers bien sombre. L’inspiration des auteurs est clairement l’Allemagne nazie, matinée d’un soupçon de Bunker de la dernière rafale, le court métrage de Caro et Jeunet. L’ambiance est donc aux vestes de cuir, aux crânes rasés et aux runes germaniques tatouées sur le corps (allons, allons, ami lecteur, range ta cravache, malgré les apparences, nous ne sommes pas dans un club spécialisé pour messieurs amateurs de bottes en cuir…). Quant à la guerre décrite elle est âpre, impitoyable et sans merci ; l’illustration parfaite de la guerre totale selon Himmler. Mais cette BD ne se résume pas à un énième récit de conflit futuriste. La guerre évoquée n’est qu’un décor (certes un peu en ruine), qui permet aux auteurs de plonger dans les arcanes d’un régime totalitaire. Avec finesse et grâce à un scénario touffu, ils montrent que, contrairement à l’image d’ordre parfait que veulent donner les dictatures, le pouvoir y est fractionné en multiples coteries ou groupes d’intérêt, s’appuyant chacun sur des organes policiers, militaires ou paramilitaires concurrents, qui se livrent de féroces luttes d’influence pour le pouvoir.

Le dessin photo-réaliste et les retouches numériques de Damien Venzi contribuent grandement à l’atmosphère étouffante de l’univers qu’il dépeint. Sa palette de couleurs noires, grises, ocres est salie comme après un incendie. Son dessin est par ailleurs nourri d’un travail de documentation rigoureux, distordu avec maestria : les décors gigantesques d’Adlerseele, la grande métropole du WeltRaum, sont manifestement inspirés de Germania, la capitale mégalomane qu’un certain Adolf Hitler souhaitait bâtir pour son Reich millénaire, bien qu’ici où là, on remarque une perspective parisienne ou milanaise déglinguée, agrémentée de quelques échangeurs autoroutiers. Des usines-bunker démesurées, hérissées de canons, donneraient un orgasme à n’importe quel ingénieur de l’Organisation Todt. Bref le décor et l’environnement rétro-futuristes sont marquants et participent à l’ambiance crépusculaire, pour peu que l’on aime le style « Mur de l’Atlantique ».

Cette inquiétante BD d'anticipation offre une fascinante réflexion sur le totalitarisme. À lire d’urgence avant qu’elle ne soit interdite par la Police de la Pensée !

Longue vie au Triangle !

lundi 3 décembre 2012

Texas Cowboys : western moderne en CinemaScope


Surgissant d’on ne sait où, tels des outlaws attaquant la diligence d’El Paso, le scénariste Lewis Trondheim et le dessinateur Matthieu Bonhomme livrent avec Texas Cowboys un western à la fois original et archétypal, de nature à réjouir le bédéphile.

© Dupuis 2012

Membre fondateur de L’Association, dessinateur et/ou scénariste d’une quantité impressionnante d’albums (notamment Les Formidables aventures de Lapinot, Ralph Azham, des Donjon en veux-tu en voilà etc. etc.), Lewis Trondheim est un vieux briscard du Neuvième Art. Pourtant, j’ai été un peu surpris de le voir scénariser un western. Sans doute est-ce le privilège des grands que de débarquer là où l’on ne les attend pas… Son histoire est découpée en une série de petits chapitres, chacun introduit par une illustration qui s’inspire des couvertures des dime novels, les pulps magazines de western des années 1940 ou 1950. Publié chez Dupuis fin 2012, l’album était auparavant paru en feuilleton hebdomadaire dans le journal Spirou, renouant ainsi avec l’esprit des origines. Le dessin de Matthieu Bonhomme est clair, ultra lisible et fort agréable. Ses planches sont découpées en 5-6 cases très régulières, mais aucunement monotone.

© Dupuis 2011

À la fin des années 1870, Harvey Drinkwater, jeune journaliste de Boston, est envoyé par son patron (qui à un faux air de J. J. Jameson, les amateurs de comics apprécieront...) effectuer un reportage à sensation dans le Hell’s Half Acre au Texas, là où se concentre « le pire de toute la racaille des ploucs de l’Ouest ». À sa descente de train, le jeune homme est pris sous son aile par le vieux Ivy, et notre jeune pied tendre va découvrir l’Ouest sauvage dans un véritable voyage initiatique. Rien ne manque, toutes les figures attendues du western sont là : outlaws braqueurs de banque, joueurs/tricheurs professionnels, marshals corrompus, femmes fatales terriblement fatales, lynchages, trahisons et bagarres de saloon… L’histoire alterne flash-back, ellipse et narration éclatée avec virtuosité, intégrant des éléments historiques (la figure de Samuel Bass, le pilleur de train), le tout agrémenté d’une pincée d’ironie. Une scène très « tarantinienne » de partie de cartes truquée qui se termine en gunfight est un véritable morceau d’anthologie.

© Dupuis 2011

Les westerns hollywoodiens ont nourri toute une génération de dessinateurs ou d’auteurs de Giraud (Blueberry, lire ici) ou Jijé (Jerry Spring) à Blanc-Dumont (Jonathan Cartland) ou Palacios (Mac Coy). Si le genre a pu tomber un peu dans l’oubli, il n’est pas mort pour autant. Une nouvelle génération, probablement biberonnée aux westerns vus le mardi soir à la télévision dans La Dernière Séance et aux BD mentionnées plus haut, relève le gant aujourd’hui. Utilisant tous les archétypes du genre, elle en joue avec délectation et les mêle à d’autres éléments en un syncrétisme réjouissant. « Go West young men ! »

© Dupuis 2011

Longue vie au Triangle !

mardi 27 novembre 2012

Blueberry 11 et 12 : "Bang ! Bang !, he shot me down"


Armant le chien de mon colt « Peacemaker », les yeux dans les yeux je te le demande ami lecteur : Es-tu un coyote à foie jaune ? Si c’est le cas étranger, passe ton chemin. Car nous chevauchons aujourd’hui pour l’Ouest, le vrai, implacable et impitoyable, au côté du lieutenant Blueberry, dans la plus formidable BD de western du Neuvième Art. Et laisse-moi te dire une chose amigo : les cimetières sont pleins de ceux qui ne sont pas de cet avis !

© Dargaud éditeur 1972

Née en 1963, dans le journal Pilote, dessinée par Jean Giraud, aka Moebius (1938-2012) sur des scénarios du Belge Jean-Michel Charlier (1924-1989) cette série s’attache au personnage de Mike Steve Blueberry, lieutenant de l’US Army dans l’Ouest sauvage des années 1860-1870. Indépendant, fine gâchette, bagarreur, le lieutenant devient vite un pilier du journal Pilote. De 1963 à 1990, le tandem Charlier-Giraud exécute 23 albums, pour la plupart publiés chez Dargaud, auxquels on peut ajouter 3 albums réalisés ensemble d’une série dérivée : La jeunesse de Blueberry (qui sera poursuivie par d’autres dessinateurs). Après la mort de Charlier, Giraud s’essaiera au scénario sur d’autres séries dérivées elles-aussi de Blueberry (Marshal Blueberry, Mister Blueberry). Sans vouloir faire du tort à un mort, le moins que l’on puisse dire c’est que le grand homme était génial dessinateur, mais moins bon scénariste… Revenons à nos albums originaux qui forment un corpus canonique de 26 titres, autant de pépites d’or pur qui scintillent dans un coffre de la Wells Fargo. Deux d’entre eux se distinguent et constituent à mes yeux la plus magistrale entrée en matière pour aborder la série : La Mine de l’Allemand perdu et Le Spectre aux balles d’or.

© Dargaud éditeur 1972

L’histoire s’ouvre sur un paysage poussiéreux digne du meilleur western spaghetti. Blueberry a été muté comme shérif d’un bled perdu aux confins du désert. À la suite d’une bagarre de saloon, il arrête un curieux personnage, aristocrate prussien en rupture de ban, qui se prétend un peu géologue, un peu médecin mais semble être une fripouille à part entière : Werner Amadeus von Luckner. L’homme arnaque les crédules en affirmant connaître l’emplacement d’une mine d’or fabuleuse, située dans le désert, en plein territoire apache. Déterminé à éclaircir la situation, Blueberry l’enferme afin d’y voir plus clair. Mais le roublard personnage s’évade en compagnie de Mc Clure, l’adjoint et ami du shérif, et part vers les Monts de la Superstition, ces montagnes désertiques où même les féroces Apaches du chef Petite Lune n’osent s’aventurer. Afin de retrouver l'indélicat teuton et de tirer son ami d’un mauvais pas, Blueberry se lance à leur poursuite, bientôt suivi par deux inquiétants chasseurs de primes. Quel secret se cache dans les Monts de la Superstition ? Et Luckner est-il bien celui qu’il prétend être ? Sur ce scénario à la fois classique et original, Charlier et Giraud livrent un western parfait et impeccable, où rien ne manque : pistoleros impassibles, Mexicains indolents, crapules ayant la fâcheuse manie de laisser leurs connaissances abattues d’une balle dans le dos, Apaches chasseurs de scalps, crotales et gunfights. C’est hyper maîtrisé, le scénario est huilé comme le barillet d’un colt. C’est un régal pour le bédéphile.

Quant au dessin, Giraud excelle, et c’est peu de le dire. Son trait fin est d’une précision quasi maniaque. Chaque case est une véritable miniature regorgeant de détails. Les planche sont découpées en une multitude de cases (souvent 11 ou 12 par page) qui donnent une formidable richesse à la narration. Parfois, au milieu de ces cases ultra-détaillées, Giraud extrait totalement ses personnages du décor, dynamisant la narration par ce contraste saisissant d’un personnage isolé sur une case blanche. Le dessin des personnages contribue grandement à l’atmosphère des planches : les personnages ont des « gueules », sont mal rasés, crasseux, transpirent à grosses gouttes. Eh oui, pied tendre, pas de doute, nous sommes dans l’Ouest, le vrai. Le tout servi par une colorisation magique qui rend parfaitement les grands espaces de l’Ouest ou les mesas empierrées. Tu l’auras compris, ami lecteur, c’est beau, et pas qu’un peu.

Incontestablement, avec Blueberry, Charlier et Giraud sont entrés au panthéon du western, cette mythologie moderne.

Longue vie au Triangle !

mardi 20 novembre 2012

The Sandman par Neil Gaiman : "Exit light ! Enter night !"


Compte les moutons dans la pénombre et ferme les yeux, ami lecteur, laisse-toi gagner par le sommeil et bercer par le doux murmure des rêves. Surtout, ne regarde pas sous le lit. Explorons, si tu le veux bien, un monument de la BD fantastique : j’ai nommé Sandman.

© 2012 Urban Comics

Voici en effet qu’Urban Comics, récente émanation du groupe Dargaud, entreprend de publier en français l’intégrale cet immense comic, emblématique des années 1990. Scénarisé par Neil Gaiman, génial écrivain fantastique britannique (Neverwhere, American Gods ou Coraline…), cette série de plus de 75 numéros est publiée par DC Comics entre 1989 et 1996. Malgré un succès retentissant dans le monde anglo-saxon, couronné par plusieurs prix, Sandman connaît une publication assez désordonnée en France. S’agit-il d’une manifestation d’anglophobie bien française ou d’une mesquine vengeance hexagonale destinée à réparer la cuisante défaite de Crécy ? Mystère et boules de gomme. Quoiqu’il en soit, cette injustice est aujourd’hui réparée avec la parution du premier tome de cette intégrale, rassemblant les comics 1 à 16.

Le n°1 en VO, janvier 1989
© DC Comics

Le marchand de sable c’est Morphée, ou Rêve, maître du Royaume du sommeil, impressionnant personnage blafard et ébouriffé. Avec ses six frères et sœurs, les Infinis, (Destin, Mort, Destruction, Désir, Désespoir et Délire) il accompagne l’humanité depuis toujours. Comme tu l’auras deviné, perspicace lecteur, il est le seigneur des… rêves. Or voici qu’en 1916, un occultiste maître d’une société secrète entreprend de capturer la mort pour gagner l’immortalité. Le nigaud se trompe dans ses invocations et ne parvient qu’à capturer Rêve. Conscient de son erreur, notre Aleister Crowley au petit pied l’emprisonne dans une prison de verre, espérant monnayer la liberté de son captif. Las, durant 70 ans le seigneur des rêves se montre inflexible, attendant que ses geôliers baissent leur garde, ce qui ne manque pas d’arriver. Après avoir exercé sa vengeance, Rêve doit récupérer les attributs de son pouvoir (un heaume égaré aux Enfers, un rubis de lune tombé en de fort mauvaises mains et une bourse contenant le sable dont sont faits les rêves) et réorganiser son royaume, passablement désordonné par son absence. Grosso modo, voici la trame du début de l’histoire. Mais il ne s’agit que d’une ébauche car Gaiman mêle à son récit le substrat d’anciens comics, des contes ou légendes universels, et surtout, un univers bien à lui, entre le merveilleux, le grotesque et le morbide, peuplé de serial killers cauchemardesques, de monstres et de créatures inquiétantes, nourri de références littéraires ou musicales. Bref, cette BD à la fois ébouriffée et en même temps très ancrée dans le réel est tout simplement riche. Certains épisodes sont de véritables bijoux : l’épisode 6, intitulé « 24 heures », est littéralement glaçant d’effroi : le Dr. Destin, s’est évadé de l’asile d’Arkham et emparé du rubis de Morphée. Il utilise son pouvoir pour détruire l’humanité. Tandis que le monde sombre dans la folie, horrifié par de terribles cauchemars, le Dr Destin s’enferme dans un café en compagnie de six quidams qu’il va manipuler pendant 24 heures avec un sadisme à faire passer le Divin Marquis pour un premier communiant. Bientôt, le huis clos vire au jeu de massacre… Dans un autre épisode (# 9 : « Conte dans le sable »), Gaiman raconte sous la forme d’un conte africain (le seigneur des rêves est universel) comment Morphée finit par condamner aux Enfers la seule femme qui osa l’aimer. Indépendants ou se suivant, les épisodes ne se ressemblent pas.

N°11 VO, décembre 1989
© DC Comics

Venons-en maintenant à l’aspect qui peut fâcher, ami lecteur. Graphiquement, Sandman est une BD plus… disons polémique. Les couvertures, pour commencer, ont toutes été réalisées par le célèbre illustrateur et dessinateur Dave McKean (Arkham Asylum, tiens, tiens… Lire la chronique de Batman, Arkham Asylum). Personnellement, je les trouve superbes, mais disons que leur ambiance fort sombre est de nature à effrayer les enfants dépressifs. Concernant le dessin de la série à proprement parler, une cohorte de dessinateurs se succède, avec des styles variés, pouvant aller du dessin photo réaliste (assez novateur à l’époque, beaucoup vu depuis, mais que j’apprécie plutôt) à l’illustration plus caricaturale dont je ne suis pas fanatique. Bref, pour dire les choses abruptement, le dessin (ou plutôt les dessins) sur Sandman peut/peuvent rebuter. Pour autant, il serait dommage de s’arrêter à une première impression, certes un peu râpeuse. Après tout, la variété des styles de dessin peut s’expliquer par le caractère onirique qui baigne la série (argument un peu spécieux, j’en conviens, mais je me laisse emporter par mon enthousiasme…). Comme je l’ai dit, cette série est riche, fort riche, y compris sur un plan graphique malgré tout. Les personnages sont assez marquants, à commencer par Rêve, le héros. Une autre trouvaille particulièrement géniale est le personnage de Mort, la sœur aînée de Morphée, représentée sous les traits d’une jeune gothique chargée de signaler à ceux qu’elle doit emporter que leur heure est venue. Ailleurs ce sont des planches qui changent de sens pour illustrer le glissement d’un personnage dans un rêve. Ici c’est tout un travail sur les bulles pour distinguer certains personnages par un code graphique (Rêve « parle » en blanc sur fond noir cerné d’un filet blanc). Souvent, on sent que les dessinateurs ont la peinture préraphaélite ou symboliste dans le rétroviseur pour rendre une ambiance. Bref, il y a de la matière. Sans doute de celle dont sont fait les rêves…

N°12 VO, janvier 1990
© DC Comics

Un classique du fantastique pour rêver éveillé. Sweet dreams !

Longue vie au Triangle !

lundi 12 novembre 2012

The Goon : gare au gorille !


Argh !!!! Attention, voici que déboule le Goon ! Ce savoureux comic de l’américain Eric Powell est publié aux États-Unis par Dark Horse et en France aux éditions Delcourt. Cintrée, frappée, allumée, cette série bastonne grave, pour le plus grand plaisir (un peu régressif il est vrai) du bédéphile. Ça va saigner !

© 2005 Guy Delcourt Productions

Eh oui, ami lecteur, j’ai craqué. Cela faisait un moment que cette BD aux couvertures chamarrées m’aguichait du coin de l’œil, telle une fille de petite vertu court vêtue et outrageusement fardée, sublimement vulgaire et vulgairement sublime. Longtemps j’ai feuilleté ses pages sans oser l’aborder plus intimement et aller jusqu’à lire un album. Voilà c’est fait ! J’ai sauté le pas. Et laisse-moi te dire, estimé lecteur, que, même si j’ai voué mon âme aux flammes de la damnation éternelle, je ne regrette rien, non, rien de rien. Ce comic farfelu et délirant réussit l’union contre nature entre l’univers du film (ou du roman) de gangsters et la série Z horrifique, le tout agrémenté d’une bonne dose d’humour noir. Attention, que les choses soient bien claires : esprits cartésiens et amateurs de subtilité s’abstenir ! Ici commence l’empire du Grand N’importe Quoi !

© 2006 Guy Delcourt Productions

Le Goon est un malabar balafré, une armoire à glace qui règne sur un quartier de la ville. Aux esprits curieux, j’indique à toutes fins utiles que, dans la langue de Shakespeare et de Britney Spears, le terme « goon » s’applique à la fois à un costaud lié à la pègre et à un abruti. On me signale aussi dans l’oreillette qu’en hockey sur glace, le terme désigne également le joueur brutasse et vicieux qui cogne salement l’adversaire pour l’emporter. Les spécialistes apprécieront… Revenons à notre Goon. Abandonné par sa mère, élevé par sa tante Kizzie « la Vierge de fer », catcheuse dans un cirque ambulant, notre héros est ce que l’on appelle un dur à cuire. Pour le compte de Labrazio, mystérieux chef du gang le plus puissant de la ville, le Goon se charge de faire passer à la caisse les mauvais payeurs, de corriger ceux qui tentent de tricher aux parties de cartes truquées, d’éliminer les gêneurs attirés par les lumières de la ville et, éventuellement, de protéger la veuve et l’orphelin sur le territoire de son Boss. C’est bien connu, les truands n’aiment pas les trouble-fêtes qui gênent le business ! Seulement voilà, il y a fort à faire depuis que, dans Lonely Street, un mystérieux prêtre zombie, arborant un visage découpé cloué sur son chapeau haut-de-forme, a constitué un gang rival dont les « soldats » sont des zombies. Bienvenue dans cet univers pour le moins... euh, baroque, chaînon manquant entre Sur les quais et le slasher hollywoodien, où les lutins du Père-Noël sont cannibales, où les loups-garous mangent des fondants aux cacahouètes et où pleuvent extraterrestres visqueux ou mécanoïdes d’outre-espace. Aidé de son acolyte Franky, un nabot légèrement psychopathe aux yeux en boutons de bottines, le Goon, armé de son calibre 38, cogne et défouraille à tout va pour faire régner sa loi. Qu’on se le dise : ce n’est pas un demi-sel !

© 2006 Guy Delcourt Productions

Le style parodique d’Eric Powell est très agréable. Ultra-dynamique, son dessin fait la part belle aux bagarres éclatant dans les planches. Personnellement, j’y vois comme une influence de Will Eisner (1917-2005), le génial créateur du Spirit, ce qui est plutôt une bonne carte de visite. Tout en exagérations, ses personnages sont des caricatures assez réjouissantes : la Boule par exemple est un truand fluet, qui tient au bout d’un bras hypertrophié une boule de bowling avec laquelle il cogne ses adversaires. Pete le barbeau est un colosse à tête de poisson, muni d’un crochet à la place de la main droite et d’une jambe de bois. Etc. etc., la galerie des freaks est longue.

© 2007 Guy Delcourt Productions

Très honnêtement, ami lecteur, je ne sais si cette série tient la route sur la longueur. Mais lire un tome du Goon constitue un des plaisirs simples et réjouissants de l’existence. Tu en conviendras, ils ne sont pas légion en ce bas monde. Alors attache un zombie sur le capot de ta Packard, enflamme-le et fonce à travers la ville pour rejoindre le Goon !

Longue vie au Triangle !

mardi 6 novembre 2012

Le Jeune Albert : petit précis de méchanceté selon Yves Chaland


Quelle belle idée, Godverdomme ! Les Humanoïdes associés rééditent en grand format, dans une version très (très, très) luxueuse les aventures du Jeune Albert d’Yves Chaland (1957-1990). Attention ça est colossal !

© Les Humanoïdes associés, 2012

Le personnage du Jeune Albert animait les pages du journal Métal Hurlant entre 1982 et 1987. Bizarrement, je ne garde le souvenir précis que de sa dernière planche, en 1987, pour l’ultime numéro de la revue. Fin d’une époque ! Souvenirs émus et musique triste de circonstance. Si j’étais officier dans la garde impériale du Tsar, je me tirerais une balle de revolver dans la tempe avec émotion. En 1985 un recueil fut publié par Les Humanoïdes associés, puis réédité sous une nouvelle couverture en 1993.

© Les Humanoïdes associés, 1985

J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense d’Yves Chaland (lire la chronique de Freddy Lombard). Avec Le Jeune Albert, notre sympathique auteur plonge dans cette Belgique imaginaire figée dans les années 1950, qu’il a recréée de toutes pièces, sous l’influence des auteurs belges. Albert est un gamin des Marolles, quartier populaire de Bruxelles, sorte de Quick ou Flupke trash. Notre manneke parcourt ce Bruxelles disparu, où les gosses jouent dans des rues pavées et des terrains vagues, où les agents de police portent pèlerine noire et casque blanc, où l’on croise des bonne-sœurs en cornette et des prêtres en soutane et où, bientôt, une improbable guerre oppose le Royaume de Belgique à des hordes chinoises dans un terrible conflit qui n’est pas sans rappeler l’invasion mondiale de l’Empire jaune de Basam Damdu dans Le Secret de l’espadon d’Edgar Pierre Jacobs. Avec son humour pince-sans-rire, Chaland reprend les codes des illustrés belges des années 1940-1950, à vocation morale ou empreints de vertu chrétienne, marqués par le scoutisme, pour les subvertir par d’amusants décalages. Car Albert est un affreux gamin, teigneux, manipulateur, vindicatif. Quand il ne cherche pas à noyer ou enterrer vivant ses camarades de jeu pour se distraire, Albert leur assène des sentences philosophiques méprisantes et hautaines. Pourtant Chaland parvient à le rendre par moments sympathique en confrontant son héros à l’impitoyable monde des enfants, univers dans lequel il est souvent bourreau et parfois victime. Cynisme, causticité, méchanceté : Chaland fait feu de tout bois dans ses petites scénettes d’une demi-page. Pour autant, attention ami lecteur, Le Jeune Albert n’est pas une série hilarante qui laisse le lecteur gondolé sur son linoléum ou frappant frénétiquement le plateau de sa table en formica du plat de la main dans un fou rire spasmodique. Bien souvent, le malaise n’est pas loin du sourire et il n’est pas rare de sentir un pincement au cœur en lisant un strip.

© Les Humanoïdes associés, 1993

Coté style, Chaland est à son zénith. Son dessin « ligne claire » éclate dans ces pages, magnifiées par le format impressionnant de l’album, qui permet d’apprécier les multiples détails. Le personnage d’Albert, petit, rond, vêtu de knickers et coiffé d’une simili houppette est tout simplement génial. Véritable icône, il marche directement dans les traces de Tintin ou Spirou pour rejoindre le panthéon des héros de BD. Ma foi, ça est du bel ouvrage. On ne saurait dire mieux.

Longue vie au Triangle !

lundi 29 octobre 2012

Den : voyage par delà les contrées hallucinées de Richard Corben


Parmi les joyaux scintillants d’un éclat noir qui dorment dans les sombres profondeurs du palais de votre serviteur figurent d’antiques grimoires à la couverture ornée de lettres de feu. Parfois, je franchis les portes d’airain des réserves secrètes de ma bibliothèque, gardées par des légions d’esclaves muets dressés à tuer dès leur plus jeune âge. Et dans le silence sépulcral de ce Saint des Saints je plonge avec délice dans l’œuvre géniale de Richard Corben.

© Les Humanoïdes associés, 1978

Bizarrement, Corben ne bénéficie pas de la notoriété que mériterait cet immense auteur. Issu de la BD américaine underground des années 1970, il est pourtant adulé par une irréductible phalange de fans dévoués corps et âme à son travail, à la croisée entre le fantastique, la science-fiction et l’horreur, mâtiné d'une touche d'érotisme. Peut-être est-ce parce que son œuvre est assez protéiforme et, du coup, difficile à résumer ou à saisir ?

© Les Humanoïdes associés, 1981
(La réédition du tome 1 promeut discrètement le dessin animé Métal Hurlant/Heavy Metal, dont un des épisodes est adapté de Corben) 

J’adore Den, l’un de ses chefs-d'œuvre, publié en France dans la fantastique revue Métal Hurlant, puis en deux albums entre 1978 et 1983 (Première et Seconde époque). Une suite, La Saga de Den et La Quête fut publié ensuite de manière chaotique, mais, elle n’est pas, selon moi, au niveau des deux premiers albums. Le scénario y hésite entre plusieurs pistes pour finalement n’en saisir vraiment aucune. Bref, la magie n'y est plus.
Le début de Den, donc, constitue la quintessence de l’univers de Corben. David Norman, un nerd chétif, trouve dans un livre ayant appartenu à son oncle, mystérieusement disparu, les plans d’une étrange machine. Aussi sec, il entreprend d’assembler la machine, qui le projette dans une autre dimension : Nullepart (ou Neverwhere en VO). Dans ce monde désertique, notre jeune gringalet se réveille dans la peau d’un colosse bâti comme un Hercule de foire, nu comme un ver, membré comme un minotaure (difficile de ne pas le remarquer…) et sobrement prénommé Den (acronyme de David Ellis Norman). Suivant les traces de son oncle, notre impressionnant héros parcourt ce monde sauvage et brutal, à l’architecture hésitant entre le temple maya et le krak des chevaliers, peuplé de créatures insectoïdes ou canidées, de reines nymphomanes et sanguinaires, de lézards carnivores, de monstres chtulhuesques ou de despotes décadents faisant passer Caligula pour un jeune homme de bonne famille. L’ensemble est puissant, merveilleusement fantastique, brutal et (gentiment) érotique. Comme souvent chez Corben, on sent l’influence de Lovecraft ou de Burroughs irriguer la BD en un séminal mélange des genres. Replonger dans cette BD me fait à chaque fois ressentir des bouffées d’émotion au souvenir des heures émerveillées passées à lire et relire de vieux numéros de Métal Hurlant dans lesquelles s’étalaient les pages colorées de Den.

© Les Humanoïdes associés, 1983

Car l’art de Corben provoque un choc, voire même un électrochoc. Son dessin magnifie la puissance à l’état brut. Son héros est un véritable titan, dont les muscles feraient pâlir d’envie Mr. Univers, capable d’écraser la tête de ses adversaires à coup de pied. Ses héroïnes ont des formes généreuses, mais sont surtout dotées d’une poitrine renversant les lois les plus élémentaires de la gravité (notons d’ailleurs que, lorsqu’elles ne manquent pas de se faire dévorer par des créatures ectoparasites baveuses à tentacules et autres appendices, elles ne sont pas bien farouches…). Le dessin de Corben flirte toujours avec la caricature, sans pour autant verser dedans. Ses personnages sont presque anatomiquement incorrects, avec une tête souvent disproportionnée. Les peuples de Nullepart ont des physiques peu communs, mais on s’habitue assez vite à ces bipèdes à faciès d’insectes ou de lacertiens, à ces gnomes et autres semi-orcs à hure de sanglier. Par dessus tout, ce qui fait la magie de Corben, c’est son utilisation de la couleur. Seigneur de la colorisation, Grand Maître de l’aérographe, il colorie ses paysages ou ses créatures en leur donnant un relief incroyable et une palette chromatique totalement psychédélique dans laquelle le bleu électrique le dispute au violet irradiant ou au vert émeraude. Son rendu de la peau humaine (ou subhumaine) est absolument génial et l’on sent presque le sang battre sous l'épiderme des personnages.

Véritable ode au fantastique merveilleux, la lecture de Den est un voyage magique dans l’univers délirant et barbare de Richard Corben. Mais sois prudent, ami lecteur, qui sait ce que te réservent les vastes étendues désertiques de Nullepart.

Longue vie au Triangle !

lundi 22 octobre 2012

Notre Mère la guerre : requiem pour un massacre


Résonnez clairons dans le petit matin blême et froid, sonnez la fin d’une belle série avec la sortie ce mois-ci du quatrième et dernier tome de la série Notre Mère la guerre aux éditions Futuropolis. Cette percutante série de Maël (dessin) et Kris (scénario) mélange avec brio intrigue policière et récit de guerre tout en livrant une saisissante vision de la Grande Guerre.

© Futuropolis, 2011

Début 1915, alors que l’on s’étripe allègrement depuis plusieurs mois dans ce premier conflit mondial qui débute, le lieutenant de gendarmerie Roland Vialatte est détaché sur le front de Champagne. Le brillant enquêteur doit éclaircir une bien sombre affaire de meurtres de femmes à proximité du front. Avec la promptitude et l’efficacité qu’on lui connaît, l’État-Major a bien tenté de régler la question en fusillant illico presto un pauvre bougre de bidasse qui avait eu la mauvaise idée de menacer une serveuse lors d’une permission trop alcoolisée. Mais voilà, le troufion proprement passé par les armes, on continue de découvrir de-ci de-là des cadavres de journaliste, d’infirmière ou de fille à soldats. Notre bon lieutenant de gendarmerie va donc devoir enquêter dans la boue des tranchées pour éclaircir cette ténébreuse affaire et s’intéresser de près à un bataillon de jeunes repris de justice généreusement amnistiés par l’État français contre engagement d’aller casser du boche pour la patrie.

© Futuropolis, 2009

Je dois avouer, ami lecteur, que s’attaquer aujourd’hui à une BD sur la guerre de 1914 est assez audacieux. Forcément, le bédéphile averti ne peut s’empêcher de comparer celle-ci avec les travaux magistraux du génial Jacques Tardi (Adieu Brindavoine, Putain de guerre !, C’était la guerre dans les tranchées…). Et avec un mètre-étalon pareil, il vaut mieux envoyer du lourd, comme on dit dans l’artillerie. Or justement, avec panache, nos deux auteurs relèvent le gant et renouvellent la vision graphique du conflit tout en proposant un fil conducteur original. L’idée de cette intrigue policière est bien trouvée et m’a rappelé par certains aspects le film La Nuit des généraux d’Anatole Litvak (1967). Tandis que la guerre moissonne les vies de manière industrielle par dizaine de milliers chaque jour, élucider une affaire de meurtres presque « artisanaux » a quelque chose d’un peu surréaliste et vertigineux. De plus, le scénario de Kris est vraiment bien écrit. Le personnage du gendarme Vialatte, catholique convaincu, lecteur de Péguy et dont les idéaux chevaleresques se brisent contre l’effroyable réalité de cette guerre somme toute assez peu romantique, est particulièrement attachant. Sans manichéisme et avec une grande sensibilité, l’auteur évoque fort justement, me semble-t-il, les sentiments et les réactions des hommes plongés dans une boucherie sans nom : exaltation, lâcheté, colère, abattement, résignation, fureur…

© Futuropolis, 2010

Le dessin et les couleurs de Maël tranchent avec les images tremblotantes en noir et blanc des actualités d’époque, montrant ces malheureux soldats monter au front d’une démarche sautillante un peu grotesque, presque comique. Sa colorisation à l’aquarelle dans les tons marron, beige, ocre, gris traduit parfaitement la vision en couleur d’un paysage sans couleur, fait de boue, de cendres, d’arbres brûlés et déchiquetés, d’acier tordu et de chair broyée. Son dessin est fin, minutieux, presque osseux et m’a un peu fait penser à celui de Hermann (Jeremiah, Les Tours de Bois-Maury…). Très documenté, Maël ne laisse rien au hasard dans sa reconstitution. Bref, c’est du bien bel ouvrage.

© Futuropolis, 2012

Nous tenons là une fort belle série, joliment écrite, finement dessinée, ami lecteur. C’est violent, c’est poignant, mais c’est beau ! Et si, comme moi, tu es sensible à la poésie des ruines, alors n’hésite plus.

Longue vie au Triangle !

lundi 15 octobre 2012

Fantastic Four n°84-87 : fulgurants robots, savants nazis et autres génies du mal


Génial dessinateur s’il en est Jack Kirby (1917-1994) est probablement l’une des plus grandes figures de la bande dessinée américaine du XXe siècle. Parmi ses nombreux chefs-d’œuvre, Fantastic Four (Les Quatre Fantastiques) déploie un superbe cortège de menaces cosmiques, de créatures d’outre-espace, de robots titanesques et de monstres chthoniens, le tout agrémenté d’une bonne dose de kitsch coloré propre à faire bicher le bédéphile.

© Marvel

En 1961, Jack Kirby et son comparse le scénariste Stan Lee, créent pour Marvel The Fantastic Four qui évoque les aventures d’un quatuor de super-héros, mélangeant intrigues familialo-sentimentales à l’eau de rose, humour un peu pesant (et oui, les comics visaient un jeune public à la subtilité encore balbutiante !) et science-fiction brut de décoffrage. En tentant de tester un nouveau type de fusée, nos quatre héros ont été irradiés de rayons cosmiques. Leur structure moléculaire modifiée, ils obtiennent des capacités extraordinaires : Red Richards, le génie scientifique du groupe, peut s’étirer comme du caoutchouc ; sa fiancée Susan Storm (rebaptisée Jane en VF, va savoir pourquoi...) peut devenir invisible et créer des champs de force ; l’impétueux Johnny Storm (la Torche), le frère de Susan, peut, lui, s’enflammer, voler et projeter des boules de feu. Enfin le costaud de la bande, Ben Grimm, se voit doté d’une force herculéenne ; seul hic, son apparence physique change pour faire de lui une sorte de golem de moellon, d’où son nom de la Chose. Ce comics relance la mode des super-héros et propulse l’éditeur Marvel dans les sommets. De 1961 à 1970, Kirby assurera sans discontinuer le dessin, soit 102 numéros, et la série durera près de 50 ans.

© Marvel

Personnellement, ami lecteur, telle une petite madeleine proustienne qui enchanta mes mercredi après-midi, je goûte particulièrement la saveur des n°84 à 87, parus de mars à juin 1969 et publiés en français par les mythiques éditions Lug en 1973 sous le titre Les Robots de Fatalis. Selon moi, Kirby est alors au sommet de son art. Cet arc se déroule sur quatre épisodes mensuels, fait assez exceptionnel pour l’époque puisque les histoires se déroulaient le plus souvent sur un ou deux épisodes, entraînant une certaine simplification du scénario. Il met en scène un de ces méchants haut en couleur que j’affectionne : le diabolique docteur Victor von Fatalis (Dr Doom en VO), un génie scientifique doté d’un colossal complexe de supériorité, défiguré après avoir mené une malheureuse expérience occulte (jeu de main, jeu de vilain !) et qui cache ses cicatrices sous une seyante armure médiévale rehaussée d’une cape lui donnant un look gothique du plus bel effet. Quand il ne cherche pas à rayer une ville ou deux de la carte, notre bon docteur règne d’une main de fer sur la Latvérie, dictature d’opérette très Mitteleuropa, située derrière le rideau de fer. Dans cette sorte de Village du Prisonnier aux dimensions d’un État, le maître a droit de vie ou de mort sur ses sujets et décide en vrai tyran de leur bonheur. Aidé de l’obséquieux nazi Hauptmann (il fallait oser l'affubler d'un nom pareil ! Il n’y a pas à dire, en termes de méchant, l’ancien nazi est une valeur sure), le maléfique Fatalis a créé une armée de super-robots capables de lui assurer la maîtrise du monde, et dont il n’hésitera pas à tester les capacités destructrices sur ses propres sujets. Évidemment, les Quatre Fantastiques sont de la partie et vont contrecarrer ses plans.

© Marvel

De par leurs scénarios un peu naïfs, du fait de dialogues un peu lourds, voire ampoulés (mais qui ont en même temps une certaine saveur), les Fantastic Four de l’époque ne sont pas à lire de manière industrielle. En effet, ami lecteur, tu risques de friser l’overdose de « Voici mon hypno-canon à longue portée, dont les rayons balayeront bientôt la planète entière… » et autres « Arrière créatures stupides veules et sans âme ! ». Non, estimé lecteur, il te faut lire ce comic comme on savoure un vieux whisky, en dégustant trois ou quatre épisodes pas plus, pour te délecter du dessin sublimissime et des ces inventions graphiques hallucinantes, voire franchement psychédéliques.
Car ce qui destine Les Quatre Fantastiques à être un véritable monument du Neuvième Art édifié dans le basalte et le granit pour les générations futures c’est le dessin si caractéristique de Jack Kirby, fait de puissance à l’état brut, de personnages aux mentons volontaires, de colosses aux formes carrées et en même temps si théâtralement dynamiques. Et les machines, ah les machines de Kirby ! : des boulons, des tubes, des tuyaux, des plaques, des décorations aussi étranges que superflues. Le moindre pistolet, massif et pesant, semble incroyablement menaçant, permettant d’anéantir sa cible, de l’éparpiller façon puzzle aux quatre coins de la pièce. Parfois, le « King » (c’est le surnom que lui avait donné Stan Lee) réalise des collages à partir de photos sur lesquelles il place ses personnages, sorte de version pop et psychédélique de la Semaine de bonté de Max Ernst. Quant à l’invention des « Kirby krackles » (des taches sphériques noires qui gravitent dans le dessin) pour illustrer l’énergie pure dans ses déflagrations, ses projections ou son crépitement, on confine au génie. De plus, cerise sur le gâteau, la plupart des planches des Quatre Fantastiques dessinées par Kirby ont été encrées par Joe Sinnott, l’encreur star de Marvel, leur donnant ainsi un relief et une profondeur incomparables. Par ailleurs, pour compenser l’impression des comics sur des papiers de mauvaise qualité qui buvaient l’encre, des couleurs particulièrement vives ont été choisies, donnant à l’ensemble une teinte lumineuse aussi flamboyante que celle des enluminures médiévales.

© Marvel

À l’image de ses géants cosmiques, l’ombre tutélaire de Kirby plane sur le Neuvième Art telle une sorte de statue du Commandeur galactique. Il a posé les bases de l’univers graphique Marvel, contribuant à créer les personnages de Hulk, Thor, Captain America, les X-Men et tant d’autres. Artiste protéiforme, il a dessiné des comics de science-fiction et de super-héros, mais aussi des comics sentimentaux (Young romance), de guerre (Sgt. Fury and his Howling Commandos, The Losers : lire la chronique de The Losers), de western (Rawhide Kid) etc. etc. Son influence se fait sentir dans l’art moderne chez de nombreux artistes, de Roy Lichtenstein à Erró. Enfin, bon nombre d’auteurs de BD, tels Arnon ou Franck Miller, semblent ne jamais s’être remis de leur lecture de Kirby et en avoir tiré une féconde source d'inspiration, pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs.

© Éditions LUG
La VF, réunissant les 4 épisodes.

Emblématique du travail de Jack Kirby, Les Quatre Fantastiques constituent le point de départ idéal pour un plongeon rafraîchissant dans l’univers cosmique et sidéral du « King of comics ».

Longue vie au Triangle !