dimanche 16 septembre 2012

Ranxerox : Macadam massacre transalpin


Au début des années 1980, dans un rugissement de moteur et un crissement de dents rayant le bitume, surgissait dans le paysage bédéphilique français un étrange androïde bâti comme un Hercule de foire, portant des lunettes de soudeur, brutal, sexué et furieusement ravagé : Ranxerox. Au programme, ami lecteur : sexe (beaucoup et si possible un brin déviant), drogue (énormément), ultraviolence et mauvais-goût considéré comme un des beaux arts.

 © Éditions Albin Michel SA

L’homme machine est né en Italie à la fin des années 1970, dans le contexte pour le moins troublé des années de plomb, sous la plume de deux jeunes dessinateurs, Stefano Tamburini (1955-1986) et Tanino Liberatore. Dessiné au départ en noir et blanc par Tamburini dans des revues branchées, le personnage est repris par Liberatore qui déploie son style si singulier sur les scénarios de son ami. Deux albums furent publiés en français en 1981 (Ranxerox à New York) et 1983 (Bon anniversaire Lubna), assurant à leurs auteurs une renommée extraordinaire. Mais Tamburini meurt d’une overdose en 1986, laissant un album inachevé. C’est le comédien/cinéaste/humoriste Alain Chabat qui reprend et finalise le scénario pour aboutir à un dernier tome en 1996 (Amen !).

 © Éditions Albin Michel SA

La BD narre les tribulations de Ranxerox, un androïde en partie constitué de circuits de photocopieur (d’où son nom, dont l’orthographe, détail piquant, dut être modifiée pour éviter le procès d’un obscur fabriquant de copieurs et d’imprimantes dont je tairais le nom). À la suite d’un court-circuit, Ranxerox éprouve une sorte de passion amoureuse pour Lubna, 12 ans, petite frappe romaine du niveau 30, fleur de pavé insupportable et camée jusqu’aux yeux. Pour peu que l’on s’approche d’un peu trop près de sa Belle, la Bête se déchaîne et cogne comme un sourd, brisant les os et faisant gicler les cervelles. Or de soirées new-yorkaise décadentes en recherche de came dans les bas-fonds de la ville éternelle, mille et un personnages, tous plus tordus les uns que les autres, vont donner à Ranxerox l’occasion d’exercer ses talents. La série fait preuve d’un nihilisme forcené en décrivant une société passablement déglinguée, marquée par une violence aveugle, omniprésente et gratuite que rien ne vient justifier, expliquer ou condamner. Et dans ce monde sans autre loi que celle de la jungle, Ranxerox, l’androïde synthétique au potentiomètre d’agressivité déréglé, est dans son élément. Il est violent parce qu’il est comme cela. Un point c’est tout. Pour autant, au-delà de cette « punkitude » des choses, les auteurs ont livré une anticipation, certes un rien outrée, mais finalement assez juste de leur époque : téléréalité effroyable, marchandisation de la création artistique, règne de l’argent roi et de l’hyperconsommation, etc. Par-delà le trash revendiqué et assumé, une foultitude de petits détails laissent transparaître les références (classiques ou moins classiques) des auteurs, prouvant ainsi qu’ils ne sont pas les pauvres punks sniffeurs de colle que l'on pourrait croire : le critique d’art « le plus en vue et le plus redouté de Rome » a le visage du portrait de Rimbaud par Carjat ; Timothy, le colocataire new-yorkais de Ranx et Lubna, a des fantasmes de sexe et d’accidents de voiture tout droits sortis du Crash ! de J. G. Ballard ; une statue géante d’Anita Ekberg orne désormais la fontaine de Trevi…

© SEFAM

BD pour le moins impressionnante, Ranxerox constitue aussi un choc graphique. Le dessin de Liberatore, hyperréaliste, y est puissant et nerveux. Sa colorisation est très particulière. Le rendu des carnations fait penser à la peinture d’un étal de boucherie, et je ne parle même pas du soin maniaque de l’auteur à représenter avec réalisme les plaies et les ecchymoses. J’ai lu quelque part que Liberatore utilisait parfois des crayons de cosmétique pour ses couleurs… Quoi qu’il en soit, le résultat ne laisse pas de marbre. C’est le moins que l’on puisse dire.

 © Éditions Glénat
(Couverture de l'intégrale, malheureusement en petit format.)

Très cher bédéphile, si tu n’as pas peur de prendre une mandale magistrale ou un coup de tronçonneuse (et si tu es majeur et vacciné), saute sur ce bijou de pacotille fluo tout droit sorti des étonnantes années 1980. Mais ne viens pas te plaindre si après cela, tu as les fils qui se touchent. Znort !

Longue vie au Triangle !

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