lundi 10 décembre 2012

Skraeling : la guerre c’est la paix

Couvrant le dernier discours de notre Grand Leader retransmis sur tous les télécrans de la ville, la lugubre plainte des sirènes d’alerte résonne dans les rues, annonçant un raid de bombardiers furtifs. Cours vers l’abri antiaérien le plus proche, estimé lecteur. Non, tu ne rêves pas, tout est sous contrôle, tu es bien dans la dystopie sombre et angoissant de Skraeling.

© Ankama éditions 2011

Après Les Chiens du WeltRaum (2011), l’éditeur Ankama vient de publier Enragé, le deuxième volume de cette série de science-fiction réalisée par Thierry Lamy (scénario) et Damien Venzi (dessin), prévue en 3 tomes. Comme dirait Arthur « Bomber » Harris, c’est de la bombe ! Passée, je le crains, un peu inaperçue, cette BD est pourtant impressionnante. Dans cette contre-utopie inquiétante, nous plongeons au cœur d’une société totalitaire lancée dans une guerre sans merci contre un État adverse, d’inspiration marxiste. Tels l’Océania ou l’Eurasia, les méga-États continentaux du 1984 de Gorge Orwell, la raison d’être du WeltRaum c’est la guerre. Cette dictature fascisante et raciste, dirigée d’une poigne de fer par U-Mensch (le Big Brother local, Der Grosse Bruder ça sonnait moins bien), est le rêve idéal de tout apprenti dictateur qui se respecte. Offrant un prétexte commode à l’embrigadement généralisé, le conflit permet d’écraser toute forme d’opposition. Des peuples vassaux, conquis et soumis, fournissent des contingents d’ouvriers asservis ou de soldats auxiliaires, chair à canon méprisée et fort commode. Köstler est de ceux-là, élevé et conditionné depuis l’enfance dans les terribles camps d’éducation héroïque. Redoutable chien de guerre, il est repéré par ses supérieurs, et amené à intégrer les Skraeling, cette troupe d’élite dont les exploits et la férocité sont chantés par tous les canaux de propagande du WeltRaum. Prêt à tout pour sortir de sa condition d’inférieur, Köstler découvre que le WeltRaum se livre à bien des manipulations pour asseoir son contrôle sur les esprits. Et les cauchemars qui l'assaillent ne sont-ils pas le signe que son conditionnement s'effrite ?

© Ankama éditions 2012

Optimiste convaincu passe ton chemin. Nous nageons ici dans un univers bien sombre. L’inspiration des auteurs est clairement l’Allemagne nazie, matinée d’un soupçon de Bunker de la dernière rafale, le court métrage de Caro et Jeunet. L’ambiance est donc aux vestes de cuir, aux crânes rasés et aux runes germaniques tatouées sur le corps (allons, allons, ami lecteur, range ta cravache, malgré les apparences, nous ne sommes pas dans un club spécialisé pour messieurs amateurs de bottes en cuir…). Quant à la guerre décrite elle est âpre, impitoyable et sans merci ; l’illustration parfaite de la guerre totale selon Himmler. Mais cette BD ne se résume pas à un énième récit de conflit futuriste. La guerre évoquée n’est qu’un décor (certes un peu en ruine), qui permet aux auteurs de plonger dans les arcanes d’un régime totalitaire. Avec finesse et grâce à un scénario touffu, ils montrent que, contrairement à l’image d’ordre parfait que veulent donner les dictatures, le pouvoir y est fractionné en multiples coteries ou groupes d’intérêt, s’appuyant chacun sur des organes policiers, militaires ou paramilitaires concurrents, qui se livrent de féroces luttes d’influence pour le pouvoir.

Le dessin photo-réaliste et les retouches numériques de Damien Venzi contribuent grandement à l’atmosphère étouffante de l’univers qu’il dépeint. Sa palette de couleurs noires, grises, ocres est salie comme après un incendie. Son dessin est par ailleurs nourri d’un travail de documentation rigoureux, distordu avec maestria : les décors gigantesques d’Adlerseele, la grande métropole du WeltRaum, sont manifestement inspirés de Germania, la capitale mégalomane qu’un certain Adolf Hitler souhaitait bâtir pour son Reich millénaire, bien qu’ici où là, on remarque une perspective parisienne ou milanaise déglinguée, agrémentée de quelques échangeurs autoroutiers. Des usines-bunker démesurées, hérissées de canons, donneraient un orgasme à n’importe quel ingénieur de l’Organisation Todt. Bref le décor et l’environnement rétro-futuristes sont marquants et participent à l’ambiance crépusculaire, pour peu que l’on aime le style « Mur de l’Atlantique ».

Cette inquiétante BD d'anticipation offre une fascinante réflexion sur le totalitarisme. À lire d’urgence avant qu’elle ne soit interdite par la Police de la Pensée !

Longue vie au Triangle !

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