lundi 27 mai 2013

Tanka : contes et légendes cruels du Japon

Tanka de Sergio Toppi (1932-2012) est une plongée dans le Japon féodal des samouraïs impétueux, des rônins tragiques et des princesses aussi altières que froides. Mon royaume pour ce splendide voyage graphique au pays d’Amateratsu, déesse du Soleil, guidé par un virtuose italien du noir et blanc !

© Dauphylactère / Sergio Toppi

Grand nom de la BD italienne, Sergio Toppi a toujours avoué une fascination pour la culture et la civilisation nippone. Avec un goût assuré, les éditions Mosquito ont rassemblé dans le recueil Tanka cinq histoires de Maître Toppi, se déroulant dans le Japon féodal, parues entre 1976 et 1988 dans diverses revues de BD italiennes. Un rônin découvre qu'il lui faudra offrir plus qu'une tête tranchée à sa princesse pour lui faire ouvrir les yeux sur le monde. Un maître armurier trahit son art pour une juste cause. Un fils modèle abandonne ses parents pour la gloire des armes. Un samouraï légendaire refuse de mourir. Un rônin humilié accomplit une vengeance au parfum d’Hiroshima. Autant de récits tragiques, souvent cruels, parfois à la lisière du fantastique. Histoires de sang et d’honneur, elles magnifient la civilisation d’un pays qui a érigé le savoir mourir au rang d’art de vivre.

Et si tu as survécu à tant de beauté, ami lecteur, le dessin de Toppi t’achèvera aussi sûrement qu’une flèche au défaut de la cuirasse. Minutieux, précis et élégant, sont trait de plume éclate sur les cases parfois étendue à la page, parfois savamment déstructurées. Le dessinateur parvient, en multipliant les hachures, à créer des aplats noirs texturés. Les costumes, armures et harnachements de combat sont dessinés avec un soin maniaque sans que ne manque la moindre cordelette de soie. C’est superbe comme un lever de soleil sur le Pavillon d’Or.

Eh oui, petit scarabée, c’est un maître italien du noir et blanc qui fait revivre les splendeurs du Japon ancien. Par tous les kamis, cela vaut le détour.

Longue vie au Triangle !

lundi 20 mai 2013

Long John Silver : debout les damnés de la mer !


Hardis moussaillons ! Hissez la grand-voile ! Dix coups de fouet au dernier à bouger son lard ! Parés à virer de bord ! Cap sur l’aventure, avec Long John Silver, série de quatre albums au parfum enivrant de la poudre à canon, de la fumée des mousquets, de l’odeur âcre du sang répandu sur le pont, du vieux rhum et des embruns salés.


© Dargaud 2007

La BD de piraterie était un genre un peu tombé à fond de cale (Barbe rouge, Capitaine fantôme et autres Pirates comics commencent à dater un peu), mais qui reprend du galon depuis peu, probablement grâce au succès des films Pirates des Caraïbes. Avec Long John Silver, le scénariste Xavier Dorison et le dessinateur Mathieu Lauffray proposent une relecture originale du genre car ils abordent le sujet face au vent, en s’attaquant directement à L’Île au Trésor, roman matriciel s’il en est. Plutôt que de recréer un univers ex nihilo, nos deux lascars imaginent ce que pourrait devenir Long John Silver, l’antihéros à la jambe de bois du roman de Robert Louis Stevenson.

© Dargaud 2008

L’histoire débute donc à la fin du XVIIIe siècle. Lady Hastings reçoit une lettre de son capitaine de mari, parti voici de longues années à la recherche d’une mystérieuse cité amérindienne aux richesses fabuleuses, si perdue dans les jungles impénétrables de l’Amazonie que même les conquistadores les plus assoiffés d’or ne l’ont pas trouvée (ou n’en sont pas revenus, va savoir…). Lord Hastings ordonne à son épouse de réaliser toute sa fortune pour financer une expédition de secours afin de lui prêter main-forte dans sa chasse au trésor. Cette résurrection inopportune contrarie fort le plan de carrière de Lady Hastings, qui se verrait d’un assez mauvais œil passer du statut plaisant de veuve joyeuse à celui d’épouse répudiée dans un couvent pour conduite inconvenante. Ni une ni deux, appâtée par l’or, la redoutable intrépide entreprend de participer à l’expédition et engage un homme à tout faire à la réputation légendaire : Long John Silver. Un capitaine implacable, une bande de forbans sans foi ni loi, une aventurière prête à tout, un guide indien à demi fou, une cité légendaire aux richesses inimaginables : entre Bristol et Guyanacapac, le voyage risque d’être long…

© Dargaud 2010

Long John Silver est donc un récit de quête au trésor, avec son cortège de tempêtes maelströmiques, de mutineries sanglantes, de gentilshommes de fortune pas très gentils et de gentilshommes… eh bien... pas très gentils non plus. Mais le scénario flirte aussi, dans le quatrième tome, avec une version de la chasse au trésor digne d'Indiana Jones, lorsque l’équipage s’enfonce dans la mystérieuse cité de Guyanacapac, perdue dans les marais putrides au cœur de la forêt dense. Le dessin de Lauffray est assez baroque (si baroque qu’il comprend parfois quelques inexactitudes, mais laissons là ces peccadilles) : l’équipage pirate à de vraies trognes d’équipage pirate, les ouragans sont forcément apocalyptiques, la cité maya est si gigantesque que l’on se demande comment les conquistadores ont eu tant de mal à la trouver, à moins d’avoir le clocher de la cathédrale Santa-Maria de Tolède dans l’œil. Cette démesure du dessin, ces emphases, ces exagérations, donnent un souffle et une ampleur épique à l’aventure qui réjouit l’œil et enchante le bédéphile. C'est plaisant comme la prise d'un galion espagnol chargé d'or.

© Dargaud 2013

Alors, ami lecteur, laisse parler le frère de la côte qui sommeille en toi, écoute les gueux des mers qui aspirent à la liberté sur les océans du globe et embarque pour l’aventure par-delà les sept mers.

Longue vie au Triangle !

mercredi 8 mai 2013

La Nuit : les invasions barbares de Philippe Druillet


Lire La Nuit de Druillet est une expérience en soi. À la fois un peu douloureuse et en même temps aussi effarante et éblouissante que de visiter une exposition des maîtres de la peinture symboliste depuis une centrifugeuse de la NASA.

© Les Humanoïdes associés, 1976

J’ai un souvenir très précis de ma première lecture de La Nuit, vers 13 ou 14 ans, mon prof de français m’ayant prêté l’album pour un exposé sur le fantastique. Et quelle torgnole atomique ! J’ai eu l’impression d’être déniaisé par Cruella d’Enfer à bord d’un B-17 bombardant Pandémonium sous le feu nourri d’une DCA démoniaque. Cette histoire de gangs de motards dégénérés rappelant les bikers déjantés de Mad Max, les clans préhistoriques et la horde de Huns, errant dans une ville en ruine à la recherche de dope, est proprement hallucinante. Après s’être copieusement tapés dessus, les Lions, les Cœurs brûlés, les Os de fer, les amazones d’Anita Joli-Joint organisent une sorte de conférence de Yalta tribale et décident de s’unir pour prendre d’assaut le Dépôt Bleu, réserve de drogue gardée par les Crânes. La liberté et la dope ou la mort ! C’est violent, sauvage, baroque, outrancier, tout simplement génial.

© SEFAM, 2000
Couverture de la dernière réédition chez Albin Michel.

Philippe Druillet est un dessinateur emblématique de la bande dessinée française des années 1970. Fondateur de Métal Hurlant et des Humanoïdes associés (avec Mœbius et Dionnet), l’homme est un passionné de science-fiction et de fantastique à la culture encyclopédique. Son style est reconnaissable au premier coup d’œil : ultra chargé, psychédélique, coloré, il dynamite les planches traditionnelles et leur découpage en cases régulières pour faire des planches dans lesquelles les gouttières blanches ne sont plus ni blanches ni régulières mais biseautés et ornées de décorations barbares. Il n’hésite pas à utiliser des pages entières, voire des doubles pages, pour une illustration. Ses décors aux architectures cyclopéennes et anthropomorphes (voire monstromorphes) sont véritablement stupéfiants et immergent le lecteur dans un univers prodigieux. Tels des Molochs inquiétants, des constructions immenses et improbables se dressent vers le ciel, écrasant de leur taille les personnages, semblant parfois les avaler.

Si La Nuit, paru en 1976, se distingue dans l’œuvre folle de Druillet, c’est aussi par son pessimisme halluciné. En 1975, Druillet perd sa femme, Nicole, rongée par un cancer. Dévasté par le chagrin, défoncé à tout ce qu’il devait pouvoir trouver, il donne à son histoire une tournure résolument noire. Éructant sa rage dans une préface virulente, il insère dans son album des photos de sa femme, lui dressant ainsi une sorte de grandiose et d’extravagante stèle mortuaire dessinée. Évidemment, le ton de l’histoire s’en ressent aussi et la course des bikers s’apparente bientôt à une équipée sauvage plein gaz vers une fin inéluctable. Pour nous résumer, ami lecteur, nous allons tous crever… La Nuit n’est sans doute pas l’album le plus facile de Druillet, mais il est de ceux que l’on n’oublie pas.

Si des Esseintes possédait une collection de BD, il aurait sûrement tout Druillet, relié en peau de panthère noire, rehaussé de feuilles d’or et serti de rubis flamboyants. Mais le clou de sa collection serait sans nul doute La Nuit.

Longue vie au Triangle !