lundi 24 décembre 2012

De Gaulle à la plage : l'appel du large


« Peut-on rire de tout ? Oui mais pas avec n’importe qui ? », selon la formule du regretté Desproges. Avec De Gaulle à la plage, Jean-Yves Ferri s’attaque à un monument historique national, à la figure du Commandeur qui déploie son ombre gigantesque sur l’histoire de la France au XXe siècle, au double-mètre étalon de la politique française : le général de Gaulle. Iconoclaste et réjouissante, cette BD est un petit chef d’œuvre d’humour politique. Eh oui, ami lecteur, le gros mot est lâché.

© Dargaud 2007

Été 1956, alors qu’il est en pleine « traversée du désert », de Gaulle décide que les Français ne le méritent pas et se retire sur les plages du « réduit breton » pour profiter de vacances bien mérités. Accompagné de son fidèle aide de camp, le capitaine Lebornec, de son épouse « tante Yvonne », de Philippe, son benêt de fils, et de son chien Wehrmacht (qui n’est autre que le chiot de Blondi, la chienne d’Hitler), le général promène sa grande carcasse sur les plages bretonnes. Sur ce pitch digne de la famille Fenouillard, Ferri brode un album drolatique et facétieux. Découpant son album en strips d’une demi-page, Ferri s’en donne à cœur joie pour croquer le grand homme, ses rêves de grandeurs et ses envolées lyrico-exaltées, le confrontant à la triviale banalité des congés payés. Découvrant l’usage des tongs « prises sur l’ennemi Viêt », émoustillé par les pin-up en maillot de bain une pièce, agacé par son vieux comparse Winston Churchill, surveillé par les sous-marins du SDECE et par madame son épouse, de Gaulle, contre vents et marées, garde le verbe haut et fait front avec la constance qu’on lui connaît.

© Dargaud 2012
L’édition spéciale 2012 est enrichie d’un supplément : de Gaulle en mai.


Au-delà des gags savoureux et gentiment irrespectueux, Ferri réalise le tour de force de croquer le général et sa silhouette si frappante comme le meilleur des caricaturistes politiques. En quelques coups de crayons, il le montre chaussé de ses lunettes pour établir un plan de baignade stratégique, ici levant les bras dans ce geste si caractéristique qui le rendit célèbre, de la place de la République au balcon du gouvernement général d’Alger, là levant un doigt impérieux pour prendre l’Histoire à témoin. Le dessin insiste sur sa taille (les couvertures le font sortir du cadre), son ventre rebondi, sa silhouette dégingandée de grand maigre. La colorisation, dont on voit la trame, rappelle l’esprit des albums pour la jeunesse des années 1950, dans la lignée des Martine à la ferme et autres Babar à New York.

Moqueur et ironique, l’album réussit toutefois l’exploit de conserver une certaine tendresse pour le grand Charles. Serait-ce l’ultime tome de la geste gaullienne ? Par l’écu de Clovis, l’Histoire est en marche !

Longue vie au Triangle !

dimanche 16 décembre 2012

The Losers par Jack Kirby : l’étoffe des héros


Parmi la longue et féconde carrière de Jack Kirby (1917-1994), génie américain du Neuvième Art, The Losers, se détache particulièrement comme l’archétype du comic de guerre, viril, sévèrement testostéroné, et en même temps sérieusement délirant grâce à la géniale « Kirby’s touch ».

N°152, décembre-janvier 1974-1975
© DC Comics

Entre 1970 et 1975, en désaccord avec son employeur, le « King of Comics » alors au sommet de son art quitte Marvel pour l’éditeur rival DC Comics. Là, de 1974 à 1975, on lui confie entre autres la reprise d’une série née en 1969, publiée dans Our Fighting Forces : The Losers. Durant 12 numéros Kirby écrit et dessine cette série avec le brio qu’on lui connaît, s’éloignant un peu de la veine super-héroïque qui fit sa gloire (lire la chronique de Fantastic Four n°84-87). Il reprend donc ces histoires de guerre mettant en scène un groupe de soldats américains durant la Seconde Guerre mondiale, réunis en une sorte de commando de têtes brûlées n’ayant rien à perdre, que l’on envoie dans les missions les plus désespérées : Captain Storm (un marin borgne), Johnny Cloud (un pilote indien), Gunner et Sarge (deux GI’s).

N°154, avril 1975
© DC Comics

Attention ami lecteur, pas d’histoires subtiles et finement ciselées ici, nous sommes dans l’action pure. Et, en toute honnêteté estimée lecteur, les yeux dans les yeux je te le dis avec le sourire gourmand et carnassier d’un sale gosse matraquant ses Playmobil à coup de marteau, ça décoiffe. Le roi du comic, maître de l’action super-héroïque et de l’odyssée cosmique, dessine la guerre comme personne. Ses scénarios ont beau être invraisemblables, ils « scotchent » le lecteur, tel un malheureux bidasse surpris en plein no man’s land par une fusée éclairante. Les Losers sont ainsi déployés sur tous les fronts (France, Italie, Amérique, Yougoslavie, Birmanie, Russie etc.) sans l’ombre d’un souci de réalisme stratégique. Dans un épisode où ils se déguisent en officiers SS, personne ne semble trouver curieux que l’un d’entre eux soit… navajo. Souvent blessés, jamais mutilés, les Losers serrent les dents et continuent de canarder l’adversaire avec la puissance de feu d’un croiseur. Mais grâce au génie de Kirby, toutes ces incohérences sont oubliées devant l’énergie qui se dégage de ses planches. Ayant fait la guerre en France, entre 1944 et 1945, Kirby sait de quoi il parle et a pu observer les hommes au cœur des combats : chacune de ses cases sonne juste. Ici les soldats engoncés dans leur équipement progressent dans une ville française dévastée. Là le souffle d’une explosion projette les hommes au sol avec un réalisme impressionnant. À chaque fois, le trait puissant du « King » souligne la force de caractère de ces hommes inflexibles au menton carré. Que les choses soient claires, les Losers ne sont pas des gonzesses ! Mais Kirby ne verse pas pour autant dans la propagande, voire dans l’affiche de recrutement à peine déguisée pour les US Marines. Il ne masque pas l’atrocité de la guerre. Dans l’épisode intitulé Ivan (n°160, octobre 1975) il montre ainsi une scène d’exécution de civils à la mitrailleuse qui fait froid dans le dos. La guerre n’est pas un spectacle ou une belle aventure, c’est aussi l’horreur. Notons enfin que pour Kirby, fils d’immigrés juifs austro-hongrois, combattre le nazisme, durant la guerre d’abord, avec sa plume ensuite, prenait tout son sens.

N°155, mai 1975
© DC Comics

Selon moi, ce qui distingue aussi particulièrement The Losers c’est le grain de folie toute kirbyenne qui point ici ou là. Dans l’épisode 157 (juillet 1975), nos héros affrontent un commando de la cinquième colonne mené par l’impressionnante Panama Fattie, aux formes dignes de la Vénus de Willendorf. Dans The Partisans (n°155, mai 1975) Sarge est témoin et artisan de la vengeance d’outre-tombe d’un bien mystérieux partisan yougoslave. Dans The Major’s Dream (n° 161, novembre 1975) un officier britannique fait des cauchemars fort psychédéliques après le massacre de ses hommes dans un temple niché au cœur de la jungle birmane. Bref, même dans un comic de guerre – forcément plus réaliste – Kirby sera toujours Kirby.

N° 156, juin 1975
© DC Comics

Près de 40 ans après leur parution, je viens de découvrir ces pages par hasard dans un gros volume paru en 2009 chez DC Comics et rassemblant tous les épisodes des Losers dessinés par Kirby. Gamin, je traquais pourtant les dessins de Kirby dans les Strange et autres publications des éditions Lug. Mais je n’avais jamais vu Les Perdants (Traduttore, traditore !) paru au début des années 1980 dans Choc, BD de guerre en petit format que l’on trouvait alors dans les kiosques de gare, soigneusement caché entre les revues légères et autres Satanik. Eh bien, c’est un peu comme de découvrir un lingot d’or au fond de la vieille malle poussiéreuse qui traîne au grenier, cela fait plaisir !

N° 157, juillet1975
© DC Comics

Longue vie au Triangle !

lundi 10 décembre 2012

Skraeling : la guerre c’est la paix

Couvrant le dernier discours de notre Grand Leader retransmis sur tous les télécrans de la ville, la lugubre plainte des sirènes d’alerte résonne dans les rues, annonçant un raid de bombardiers furtifs. Cours vers l’abri antiaérien le plus proche, estimé lecteur. Non, tu ne rêves pas, tout est sous contrôle, tu es bien dans la dystopie sombre et angoissant de Skraeling.

© Ankama éditions 2011

Après Les Chiens du WeltRaum (2011), l’éditeur Ankama vient de publier Enragé, le deuxième volume de cette série de science-fiction réalisée par Thierry Lamy (scénario) et Damien Venzi (dessin), prévue en 3 tomes. Comme dirait Arthur « Bomber » Harris, c’est de la bombe ! Passée, je le crains, un peu inaperçue, cette BD est pourtant impressionnante. Dans cette contre-utopie inquiétante, nous plongeons au cœur d’une société totalitaire lancée dans une guerre sans merci contre un État adverse, d’inspiration marxiste. Tels l’Océania ou l’Eurasia, les méga-États continentaux du 1984 de Gorge Orwell, la raison d’être du WeltRaum c’est la guerre. Cette dictature fascisante et raciste, dirigée d’une poigne de fer par U-Mensch (le Big Brother local, Der Grosse Bruder ça sonnait moins bien), est le rêve idéal de tout apprenti dictateur qui se respecte. Offrant un prétexte commode à l’embrigadement généralisé, le conflit permet d’écraser toute forme d’opposition. Des peuples vassaux, conquis et soumis, fournissent des contingents d’ouvriers asservis ou de soldats auxiliaires, chair à canon méprisée et fort commode. Köstler est de ceux-là, élevé et conditionné depuis l’enfance dans les terribles camps d’éducation héroïque. Redoutable chien de guerre, il est repéré par ses supérieurs, et amené à intégrer les Skraeling, cette troupe d’élite dont les exploits et la férocité sont chantés par tous les canaux de propagande du WeltRaum. Prêt à tout pour sortir de sa condition d’inférieur, Köstler découvre que le WeltRaum se livre à bien des manipulations pour asseoir son contrôle sur les esprits. Et les cauchemars qui l'assaillent ne sont-ils pas le signe que son conditionnement s'effrite ?

© Ankama éditions 2012

Optimiste convaincu passe ton chemin. Nous nageons ici dans un univers bien sombre. L’inspiration des auteurs est clairement l’Allemagne nazie, matinée d’un soupçon de Bunker de la dernière rafale, le court métrage de Caro et Jeunet. L’ambiance est donc aux vestes de cuir, aux crânes rasés et aux runes germaniques tatouées sur le corps (allons, allons, ami lecteur, range ta cravache, malgré les apparences, nous ne sommes pas dans un club spécialisé pour messieurs amateurs de bottes en cuir…). Quant à la guerre décrite elle est âpre, impitoyable et sans merci ; l’illustration parfaite de la guerre totale selon Himmler. Mais cette BD ne se résume pas à un énième récit de conflit futuriste. La guerre évoquée n’est qu’un décor (certes un peu en ruine), qui permet aux auteurs de plonger dans les arcanes d’un régime totalitaire. Avec finesse et grâce à un scénario touffu, ils montrent que, contrairement à l’image d’ordre parfait que veulent donner les dictatures, le pouvoir y est fractionné en multiples coteries ou groupes d’intérêt, s’appuyant chacun sur des organes policiers, militaires ou paramilitaires concurrents, qui se livrent de féroces luttes d’influence pour le pouvoir.

Le dessin photo-réaliste et les retouches numériques de Damien Venzi contribuent grandement à l’atmosphère étouffante de l’univers qu’il dépeint. Sa palette de couleurs noires, grises, ocres est salie comme après un incendie. Son dessin est par ailleurs nourri d’un travail de documentation rigoureux, distordu avec maestria : les décors gigantesques d’Adlerseele, la grande métropole du WeltRaum, sont manifestement inspirés de Germania, la capitale mégalomane qu’un certain Adolf Hitler souhaitait bâtir pour son Reich millénaire, bien qu’ici où là, on remarque une perspective parisienne ou milanaise déglinguée, agrémentée de quelques échangeurs autoroutiers. Des usines-bunker démesurées, hérissées de canons, donneraient un orgasme à n’importe quel ingénieur de l’Organisation Todt. Bref le décor et l’environnement rétro-futuristes sont marquants et participent à l’ambiance crépusculaire, pour peu que l’on aime le style « Mur de l’Atlantique ».

Cette inquiétante BD d'anticipation offre une fascinante réflexion sur le totalitarisme. À lire d’urgence avant qu’elle ne soit interdite par la Police de la Pensée !

Longue vie au Triangle !

lundi 3 décembre 2012

Texas Cowboys : western moderne en CinemaScope


Surgissant d’on ne sait où, tels des outlaws attaquant la diligence d’El Paso, le scénariste Lewis Trondheim et le dessinateur Matthieu Bonhomme livrent avec Texas Cowboys un western à la fois original et archétypal, de nature à réjouir le bédéphile.

© Dupuis 2012

Membre fondateur de L’Association, dessinateur et/ou scénariste d’une quantité impressionnante d’albums (notamment Les Formidables aventures de Lapinot, Ralph Azham, des Donjon en veux-tu en voilà etc. etc.), Lewis Trondheim est un vieux briscard du Neuvième Art. Pourtant, j’ai été un peu surpris de le voir scénariser un western. Sans doute est-ce le privilège des grands que de débarquer là où l’on ne les attend pas… Son histoire est découpée en une série de petits chapitres, chacun introduit par une illustration qui s’inspire des couvertures des dime novels, les pulps magazines de western des années 1940 ou 1950. Publié chez Dupuis fin 2012, l’album était auparavant paru en feuilleton hebdomadaire dans le journal Spirou, renouant ainsi avec l’esprit des origines. Le dessin de Matthieu Bonhomme est clair, ultra lisible et fort agréable. Ses planches sont découpées en 5-6 cases très régulières, mais aucunement monotone.

© Dupuis 2011

À la fin des années 1870, Harvey Drinkwater, jeune journaliste de Boston, est envoyé par son patron (qui à un faux air de J. J. Jameson, les amateurs de comics apprécieront...) effectuer un reportage à sensation dans le Hell’s Half Acre au Texas, là où se concentre « le pire de toute la racaille des ploucs de l’Ouest ». À sa descente de train, le jeune homme est pris sous son aile par le vieux Ivy, et notre jeune pied tendre va découvrir l’Ouest sauvage dans un véritable voyage initiatique. Rien ne manque, toutes les figures attendues du western sont là : outlaws braqueurs de banque, joueurs/tricheurs professionnels, marshals corrompus, femmes fatales terriblement fatales, lynchages, trahisons et bagarres de saloon… L’histoire alterne flash-back, ellipse et narration éclatée avec virtuosité, intégrant des éléments historiques (la figure de Samuel Bass, le pilleur de train), le tout agrémenté d’une pincée d’ironie. Une scène très « tarantinienne » de partie de cartes truquée qui se termine en gunfight est un véritable morceau d’anthologie.

© Dupuis 2011

Les westerns hollywoodiens ont nourri toute une génération de dessinateurs ou d’auteurs de Giraud (Blueberry, lire ici) ou Jijé (Jerry Spring) à Blanc-Dumont (Jonathan Cartland) ou Palacios (Mac Coy). Si le genre a pu tomber un peu dans l’oubli, il n’est pas mort pour autant. Une nouvelle génération, probablement biberonnée aux westerns vus le mardi soir à la télévision dans La Dernière Séance et aux BD mentionnées plus haut, relève le gant aujourd’hui. Utilisant tous les archétypes du genre, elle en joue avec délectation et les mêle à d’autres éléments en un syncrétisme réjouissant. « Go West young men ! »

© Dupuis 2011

Longue vie au Triangle !