Compte
les moutons dans la pénombre et ferme les yeux, ami lecteur, laisse-toi gagner
par le sommeil et bercer par le doux murmure des rêves. Surtout, ne regarde pas sous le lit. Explorons, si tu le
veux bien, un monument de la BD fantastique : j’ai nommé Sandman.
© 2012 Urban Comics
Voici en
effet qu’Urban Comics, récente
émanation du groupe Dargaud,
entreprend de publier en français l’intégrale cet immense comic, emblématique des années 1990. Scénarisé par Neil Gaiman, génial écrivain fantastique
britannique (Neverwhere, American Gods ou Coraline…), cette série de plus de 75 numéros est publiée par DC Comics entre 1989 et 1996. Malgré un
succès retentissant dans le monde anglo-saxon, couronné par plusieurs prix, Sandman connaît une publication assez
désordonnée en France. S’agit-il d’une manifestation d’anglophobie bien
française ou d’une mesquine vengeance hexagonale destinée à réparer la cuisante
défaite de Crécy ? Mystère et boules de gomme. Quoiqu’il en soit, cette
injustice est aujourd’hui réparée avec la parution du premier tome de cette intégrale,
rassemblant les comics 1 à 16.
Le n°1 en VO, janvier 1989
© DC Comics
Le marchand
de sable c’est Morphée, ou Rêve, maître du Royaume du sommeil, impressionnant personnage
blafard et ébouriffé. Avec ses six frères et sœurs, les Infinis, (Destin, Mort,
Destruction, Désir, Désespoir et Délire) il accompagne l’humanité depuis
toujours. Comme tu l’auras deviné, perspicace lecteur, il est le seigneur des… rêves.
Or voici qu’en 1916, un occultiste maître d’une société secrète entreprend de
capturer la mort pour gagner l’immortalité. Le nigaud se trompe dans ses
invocations et ne parvient qu’à capturer Rêve. Conscient de son erreur, notre Aleister Crowley au petit pied l’emprisonne
dans une prison de verre, espérant monnayer la liberté de son captif. Las,
durant 70 ans le seigneur des rêves se montre inflexible, attendant que ses geôliers
baissent leur garde, ce qui ne manque pas d’arriver. Après avoir exercé sa
vengeance, Rêve doit récupérer les attributs de son pouvoir (un heaume égaré
aux Enfers, un rubis de lune tombé en de fort mauvaises mains et une bourse contenant
le sable dont sont faits les rêves) et réorganiser son royaume, passablement désordonné
par son absence. Grosso modo, voici la trame du début de l’histoire. Mais il ne
s’agit que d’une ébauche car Gaiman mêle
à son récit le substrat d’anciens comics,
des contes ou légendes universels, et surtout, un univers bien à lui, entre le
merveilleux, le grotesque et le morbide, peuplé de serial killers cauchemardesques, de monstres et de créatures inquiétantes,
nourri de références littéraires ou musicales. Bref, cette BD à la fois ébouriffée et en même temps très ancrée dans le réel est tout
simplement riche. Certains épisodes sont de véritables bijoux : l’épisode
6, intitulé « 24 heures », est littéralement glaçant d’effroi :
le Dr. Destin, s’est évadé de l’asile d’Arkham et emparé du rubis de Morphée. Il
utilise son pouvoir pour détruire l’humanité. Tandis que le monde sombre dans
la folie, horrifié par de terribles cauchemars, le Dr Destin s’enferme dans un
café en compagnie de six quidams qu’il va manipuler pendant 24 heures avec un sadisme à faire
passer le Divin Marquis pour un premier communiant. Bientôt, le huis clos vire
au jeu de massacre… Dans un autre épisode (# 9 : « Conte dans le
sable »), Gaiman raconte sous
la forme d’un conte africain (le seigneur des rêves est universel) comment
Morphée finit par condamner aux Enfers la seule femme qui osa l’aimer. Indépendants ou se suivant, les épisodes ne se ressemblent pas.
N°11 VO, décembre 1989
© DC Comics
Venons-en
maintenant à l’aspect qui peut fâcher, ami lecteur. Graphiquement, Sandman est une BD plus… disons
polémique. Les couvertures, pour commencer, ont toutes été réalisées par le
célèbre illustrateur et dessinateur Dave
McKean (Arkham Asylum, tiens,
tiens… Lire la chronique de Batman, Arkham Asylum). Personnellement, je les trouve superbes, mais disons que leur ambiance
fort sombre est de nature à effrayer les enfants dépressifs. Concernant le
dessin de la série à proprement parler, une cohorte de dessinateurs se succède,
avec des styles variés, pouvant aller du dessin photo réaliste (assez novateur à
l’époque, beaucoup vu depuis, mais que j’apprécie plutôt) à l’illustration plus
caricaturale dont je ne suis pas fanatique. Bref, pour dire les choses abruptement,
le dessin (ou plutôt les dessins) sur Sandman
peut/peuvent rebuter. Pour autant, il serait dommage de s’arrêter à une
première impression, certes un peu râpeuse. Après tout, la variété des styles
de dessin peut s’expliquer par le caractère onirique qui baigne la série
(argument un peu spécieux, j’en conviens, mais je me laisse emporter par mon
enthousiasme…). Comme je l’ai dit, cette série est riche, fort riche, y compris
sur un plan graphique malgré tout. Les personnages sont assez marquants, à
commencer par Rêve, le héros. Une autre trouvaille particulièrement géniale est le
personnage de Mort, la sœur aînée de Morphée, représentée sous les traits d’une
jeune gothique chargée de signaler à ceux qu’elle doit emporter que leur heure
est venue. Ailleurs ce sont des planches qui changent de sens pour illustrer le
glissement d’un personnage dans un rêve. Ici c’est tout un travail sur les
bulles pour distinguer certains personnages par un code graphique (Rêve « parle »
en blanc sur fond noir cerné d’un filet blanc). Souvent, on sent que les
dessinateurs ont la peinture préraphaélite ou symboliste dans le rétroviseur pour
rendre une ambiance. Bref, il y a de la matière. Sans doute de celle dont sont fait
les rêves…
N°12 VO, janvier 1990
© DC Comics
Un classique du fantastique pour rêver éveillé. Sweet dreams !
Longue
vie au Triangle !
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