mardi 30 avril 2013

Comanche : le bout de la piste


Comanche, c’est un voyage sur la piste de l’Oregon, dans l’Ouest sauvage, avec ses vastes espaces à couper le souffle, ses hommes et ses femmes au caractère bien trempé, ses flingueurs dont les crosses de colts portent moult encoches, ses fripouilles sans foi ni loi, ses Indiens impétueux, ses prêcheurs inquiétants, le cheval de fer… Voici de quoi emballer le bédéphile amateur de western. Hooo ! Tout doux Bronco.

© 1978, Éditions du Lombard, Bruxelles

Comanche naît à la fin des années 1960 dans les pages du Journal de Tintin, sous les plumes (d’aigle) de Greg (1920-2012) au scénario et d’Hermann au dessin.
La série se déroule au Wyoming, État sauvage situé sur la piste vers l’Ouest, loin de la civilisation de la côte Est. La jolie Comanche, élevée par le vieux briscard Ten Gallon, est la patronne du ranch le Triple Six. Elle engage Red Dust, un pistolero rouquin dont on saisit qu’il a passablement roulé sa bosse avant, le jeune Clem Cheveux-fous, l’ombrageux et mutique indien Petite Lune, dont l’histoire familiale est digne de celle des Atrides, et Toby Face-Sombre, un cowboy noir. Qu’on se rassure, malgré sa composition intergénérationnelle et multiraciale qui pourrait faire craindre une débauche démonstrative et dégoulinante de bons sentiments, les choses sont moins simple qu’il n’y paraît et, assez rapidement, les vieux réflexes reprenant le dessus, il se trouve toujours quelque bonne âme pour vouloir brancher le peau-rouge au premier arbre et corriger le « moricaud ». Notre fine équipe ne sera pas de trop pour affronter les machinations d’éleveurs cupides, les gangs familiaux de tueurs sanguinaires, les révoltes indiennes, les prospecteurs sans scrupule, l’infâme Doc Wetchin, et, peut-être le plus inquiétant, l’avancée de la civilisation qui s’étend vers l’Ouest à mesure qu’avance le chemin de fer.

© 1977, Éditions du Lombard, Bruxelles

Série « familiale », somme toute assez classique, destinée à un jeune public, elle respecte toute une série de canons propres aux séries grand public d’alors. Pourtant, elle fait partie des séries qui ne prenaient pas les gamins boutonneux pour des demeurés. De plus, je lui trouve, outre le dessin remarquable d’Hermann, un petit parfum subtil d’originalité dans sa description de l’Ouest sauvage. Les paysages d’abord, sont ceux du nord-ouest, plutôt faits de montagnes enneigées, de forêts sauvages et de plaines herbeuses que de mesas rocheuses. Les personnages ensuite sont moins prévisibles qu’il n’y paraît, y compris les personnages secondaires : Red Dust n’est pas qu’un énième pistolero froid et impassible. Il cache une fêlure et son histoire foireuse avec Comanche suscite la bienveillance. Ou, autre exemple, Toby Face-Sombre, qui n’est pas le faire-valoir black que l’on aurait pu attendre, forcément sympathique et toujours une bonne blague à la bouche. Non, c’est juste un gars normal, droit dans ses bottes, intègre… et noir. Enfin, les albums de Comanche recèlent toujours une petite note douce-amère, un relent de nostalgie face à l’avancée inéluctable de la civilisation, qui condamne les hommes comme Red Dust (sans parler de l’Indien…) alors que la jeune génération des Comanche, Toby ou Clem s’y adapte tant bien que mal.

© 1980, Éditions du Lombard, Bruxelles

Comanche est une petite série de 10 albums (à partir du numéro 11, le dessin est assuré par Michel Rouge et la série prend franchement l’eau de partout, donc, restons sur les 10 premiers tomes, si tu le veux bien, ami lecteur) formidables pour qui aime le western. Elle représente selon moi la quintessence l’Age d’or de la BD franco-belge d’alors : chaque album de 48 pages, merveilleusement mis en valeur par le trait « barbu », sec et ultra-détaillé d’Hermann, dispose d’un solide scénario du vétéran Greg. Pas d’histoire à rallonge sur 12 tomes dans lesquelles le scénariste oublie où il veut en venir, une mécanique rodée, un dessinateur au top. C’est efficace, net et précis comme un tir de Winchester à 200 pas.

© 1978, Éditions du Lombard, Bruxelles

Je ne sais plus quel auteur américain a dit un jour, je ne sais plus quand, et je ne sais plus où (et oui, ami lecteur, la vieillesse est un naufrage !) que si les Américains étaient forcément les maîtres du western cinématographique, les Français (bon, je pense qu’il parlait aussi des Belges, ils ne m’en voudront pas trop…) avaient produit les meilleures BD de western. Comanche fait partie de celles-là.

Longue vie au Triangle !

mercredi 24 avril 2013

Deux tueurs : la querelle des anciens et des modernes


Deux tueurs, un jeune, un vieux, une nuit noire, un contrat à exécuter, la mort à l’arrivée. C’est le sujet de ce petit album, polar poisseux, percutant, précis et aussi efficace qu’un coup de barre de fer. Chpof !

© 1995 Guy Delcourt Productions

Paru en 1995 chez Delcourt, Deux tueurs est dessiné par Mezzo et scénarisé par Pirus. En 56 pages au format surprenant d’un livre d’enfant, très denses, en noir et blanc, les deux auteurs se livrent à un réjouissant exercice de style, véritable hommage aux films de gangsters du début des années 1990. Il n’aura échappé à personne, pas même à Ray Charles, que l’histoire fait furieusement penser à Tarantino (tueurs en costume noir, dialogues ping pong…) ou à David Lynch (décor de décharge toxique, gunfights improbable avec cadavres restant debout, baraque isolée au milieu de rien…). Avec ce contrat foireux, nos deux tueurs, « Mignon » et « Grand-père », en plein conflit de générations, s’embarquent pour un voyage au bout d’une nuit d’encre où il est question de modernité (qui est, comme chacun le sait, « pour les tantes et les frustrés »), d’orange, de vraies voitures et de bonnes vibrations. Vieux briscard contre jeune loup, la nuit risque d’être longue…

Le dessin de Mezzo est un véritable régal : clair, net, sans une once de superflu, jouant sur le noir pour créer des effets de contraste. Multipliant les gros plans, les cadrages en champ-contrechamp, les ellipses, il donne un aspect ultra cinématographique à sa narration. Sans charre, Mezzo la main froide maîtrise…

Concis, sec comme un coup de trique, à la fois sombre et drôle, ce petit album mérite d’être redécouvert.

Longue vie au Triangle !

jeudi 18 avril 2013

Judge Dredd : dura lex, sed Dredd lex


À l’heure où les mutants irradiés rodent aux confins de la ville, où le taux de criminalité crève tous les plafonds, où les robots ménagers se révoltent contre leurs créateurs, quand il n’y a plus d’espoir, un homme se dresse, inflexible, implacable, incorruptible, inoxydable : Judge Dredd. Il est la loi, et tu ferais mieux de ne pas l’oublier, ami lecteur, si tu tiens à tes dents.

© Les Humanoïdes associés, 1983

Né en février 1977, dans les pages du magazine britannique 2000 AD, Judge Dredd est un concentré de nonsense humoristique, de punkitude toute britannique et de SF paroxystique et déchaînée telle que pourrait la rêver un Philip K. Dick pessimiste qui aurait plongé dans une piscine de LSD. Créée par John Wagner et Pat Mills (scénario), le personnage est d’abord dessiné par Carlos Ezquerra ; d’autres artistes tels que Brian Bolland ou Mike McMahon se succéderont par la suite sur cette série à la longévité étonnante.

© Les Humanoïdes associés, 1982

L’histoire se déroule au XXIIe siècle, après une apocalypse nucléaire, à Mega City One, une mégapole tentaculaire de plusieurs centaines de millions d’habitants, s’étendant sur l’ensemble de la côte Est des anciens États-Unis, de la frontière canadienne à la Floride. Pour lutter contre une criminalité galopante, les Juges constituent un corps de police musclé, disposant du pouvoir de juger et d’appliquer immédiatement une justice pour le moins expéditive. Parmi eux, Judge Dredd est le plus impitoyable des Juges, archétype du flic impassible, cognant et défouraillant d’abord, causant après. Il est vrai qu’il a fort à faire pour lutter contre les gangs de criminels (que ce soit les Cosmic Punks de Gestapo Bob ou les Diables mutants de Bresse le rouge), arrêter les créatures énergivores extra-terrestres, mettre fin aux guerres de blocs qui éclatent entre deux immeubles rivaux et toutes ces sortes de choses qui constituent le quotidien de Mega City One et de Luna One, sa colonie lunaire. Construit en 6 à 8 pages, se suivant ou non, chaque épisode est l’occasion de montrer Judge Dredd face à des situations toujours plus énormes. Si les scénarios sont parfois un peu courts et ne brillent pas par leur finesse psychologique, le lecteur ne peut qu’être émerveillé par la créativité débridée des scénaristes. Et la constance imperturbable que met Dredd à appliquer la loi, que ce soit pour arrêter un chauffard ou des braqueurs responsables de la mort de 53 000 personnes, finit par devenir un gimmick assez drôle.

Plusieurs histoires dessinées par l’impétueux Brian Bolland, m’ont particulièrement marqué. Elles mettent Judge Dredd aux prises avec le Juge Crève (Judge Death en VO), un Juge monstrueux issu d’une dimension parallèle. Dans cette dimension, les Juges noirs ont fini par déclarer la vie hors-la-loi. Les crimes étant commis par les vivants, il convient, par un étonnant syllogisme, de mettre fin à la vie pour mettre fin au crime… Les Juges noirs ont donc éradiqué toute vie dans leur cité et s’apprêtent à juger Mega City One : « This city iss guilty ! The crime iss life ! The ssentence iss… DEATH ! »

En France, deux albums paraissent aux Humanoïdes associés en 1982 et 1983, puis une quinzaine d’épisodes sont publiés par Aredit sous forme de petits comics entre 1984 et 1985. Depuis, le personnage a été un peu oublié. Soleil reprend la publication d’une intégrale depuis 2011. Le bédéphile curieux ne manquera pas d’y jeter un œil.

Longue vie au Triangle !

mardi 9 avril 2013

Bernie Wrightson : American gothic


Voici quelques temps, par une nuit glaciale et sans lune, alors que je m’étais perdu dans un quartier désert et mal famé de la ville, j’eus la bonne fortune de faire l’acquisition chez un antiquaire borgne au sourire cauteleux d’un volume publié par l’éditeur américain Dark Horse, rassemblant les travaux de Bernie Whrightson pour les magazines Creepy et Eerie. Bravant les ombres de la nuit, je m’empressai de regagner mon antique demeure, l’épais grimoire sous le bras. Fébrilement, je courus m’enfermer dans mon étude, parcourant compulsivement les pages à la lumière d’une bougie tremblotante. Ô mon âme, quelle noire splendeur, quelle atmosphère enténébrées dans ces pages. Tu l’auras compris, ami lecteur, pas la peine d’en faire des tonnes, j’aime cet artiste et les ambiances fantastiques qu’il crée. Entrons sans plus tarder sur les terres inquiétantes du maître du gothique yankee et de l’horreur victorienne transposée dans le Nouveau Monde.

© Dark Horse Comics

Né à Baltimore, le jeune Bernie Wrightson est profondément marqué par les comics d’horreur de l’éditeur EC Comics. Autodidacte, il apprend à dessiner en les recopiant et en prenant des cours par correspondance. Bloody Hell ! Que ces dieux du dessin sont assommants, avec leur génie ! En 1966, à 18 ans, il devient illustrateur pour le Baltimore Sun. À partir de 1968, Wrightson travaille pour DC Comics et dessine des histoires fantastiques pour House of Mystery. En 1974, il intègre Warren Publishing et ses magazines Creepy (lancés en 1964) puis Eerie (lancé en 1966), des comics d’horreur s’inspirant de ceux des années 1950, mais déjouant les foudres de la censure en publiant des histoires en noir et blanc au format magazine, pour un public plus âgé. C’est là justement ce que l’ouvrage de Dark Horse donne à voir : l’ensemble des histoires courtes, couvertures et autres pages d’introduction dessinées pour Warren.

Uncle Creepy, la mascotte de Creepy, dessiné par Wrightson, 1974.

Très inspiré par la littérature fantastique d’Edgar Allan Poe, de Howard Phillips Lovecraft ou Mary Shelley, notre artiste illustre dans ce recueil plusieurs de leurs œuvres (The Black Cat, Cool Air, The Muck Monster prélude à un magistral Frankenstein). Si Bernie Wrightson rend magnifiquement les ambiances gothiques du XIXe siècle, il excelle aussi à décrire l’Amérique du début du XXe siècle comme une sorte de double maléfique et perverti de la vision idéalisée peinte par l’illustrateur Norman Rockwell. Dans Nightfall, il revisite avec ironie Little Nemo in Slumberland, jouant sur la peur du noir qu’a expérimenté chaque enfant. Dans Jennifer ou The Pepper Lake Monster, le lecteur découvre que les bois isolés ou les villages reculés des États-Unis peuvent être d’un mortel… Dans Country Pie, le tueur sur la route n'est pas forcément celui que l'on croit. Grinçant, grandiloquent, Wrightson est un véritable passeur du fantastique américain, réunissant dans un même univers cauchemardesque la légende du cavalier sans tête et la famille texane dégénérée de Massacre à la tronçonneuse.

Creepy 113, novembre 1979, numéro spécial consacré à l'artiste

Précis et fluide, le dessin de Bernie Wrightson se caractérise par un sens du mouvement formidable, à la fois emphatique et assez théâtral. Son rendu baroque de la décrépitude, sa maîtrise du clair-obscur en font un illustrateur hors pair, un maître du fantastique américain. Et ce ne sont pas Uncle Creepy et Cousin Eerie qui me contrediront...

Longue vie au Triangle !