Rhaaaaaaaa ! Le sacrilège ! L’outrage ! Le blasphème ! La honte ! De cupides ayants-droits acoquinés à un éditeur avide et peu scrupuleux exhument de la tombe l’envoûtant Corto Maltese pour un treizième album probablement plus motivé par l’appât du gain que par l’amour du Neuvième Art. Si le résultat est plutôt joli, avouons-le, le procédé est franchement abject.
© Casterman
Les yeux dans les yeux je te le confesse, cher et estimé lecteur, je n’ai pas lu ce treizième opus des tribulations du célèbre marin maltais. Si j’ai épluché cet album avec soin, je n’ai pas accompli l’irréparable et l’ai sagement reposé, ayant l’impression de commettre une véritable profanation. Pourtant, je le concède, le travail du dessinateur, l’espagnol Rubén Pellejero, est vraiment agréable. Les zélotes les plus farouches se livreront sans doute à une analyse minutieuse, pointant ici où là quelques inexactitudes ou maladresse. Mais il n’en reste pas moins que l’exercice formel est plutôt réussi.
© Casterman
Non, ce qui me me fait vomir et me révulse, c’est ce procédé de convoquer de manière impérieuse les mânes du génialissime Hugo Pratt (1927-1995) et de ressusciter la figure de Corto, l’un des plus emblématiques héros de papier. À l’heure ou la bande dessinée accède enfin à un statut d’art à part entière, comment peut-on ? Si les héritiers de Picasso sont sans vergogne lorsqu'il s'agit de garantir leur train de vie, force est de constater qu’ils n’ont pas encore osé adouber un sbire pour continuer l’œuvre de leur aïeul. Hormis de bassement mercantiles préoccupations, quel était donc l’intérêt de donner une suite à l’œuvre de Pratt sans Pratt ? Quel mépris pour l'œuvre de l'un des plus importants artistes de BD du XXe siècle (lire la chronique de Fort Wheeling) ! Plus que tout, cela souligne la frilosité et l’absence de vision de bien des grands éditeurs de BD actuels, incapables de se renouveler, courant derrière leur gloire passée plutôt que de dénicher de nouveaux talents. Le lecteur bédéphile restera par ailleurs songeur devant le succès de librairie moutonnier de ce treizième Corto, soutenu par une promotion menée au canon de 75.
Si les ayants-droits peuvent légitimement assurer la pérennité d’une œuvre et la faire vivre par le biais de rééditions, d’expositions ou, parfois, d’heureuses exhumations d’inédits, leur rôle est avant tout d’assurer l’intégrité de cette œuvre, et non de se contenter d’encaisser les dividendes d’une création dont ils ne sont que les héritiers (sur ce point, il semble d’ailleurs que les enfants de Pratt aient été coiffés au poteau par une ancienne collaboratrice du maître qui s’est érigée en gardienne du temple). Quant à l’éditeur, plutôt que de mettre en place de véritables opérations de contrefaçon, son rôle est aussi de soutenir la création. À cet égard, une manière d’offrir une nouvelle vie à l’œuvre de Pratt aurait pu être de proposer à des auteurs de livrer leur vision de Corto plutôt qu’une imitation « à la manière de ». J’ai ainsi en mémoire quelques planches de Vittorio Giardino qui, sans imiter le maestro et avec son style propre, livra voici une vingtaine d’années, dans un recueil en hommage à Corto, sa version de la mort du marin, durant la guerre d’Espagne comme l’avait laissé entendre Pratt lui-même.
Bref, tu l’auras compris, estimé lecteur, passé le premier élan de curiosité, si tu es sensible au charme romantique du beau Corto et à la poésie qui se dégage de ses aventures, il me paraît urgent de relire les albums originaux.
Longue vie au Triangle !