lundi 4 février 2013

L’Ombre du corbeau : « Ô notre funèbre oiseau noir ! »


Telle une lancinante petite musique sortie de nulle part, le monde magique, onirique, poétique et parfois fort cruel, de Didier Comès est entêtant. Parmi tous les albums de ce grand monsieur de la bande dessine belge, j’ai un faible pour L’Ombre du corbeau, une BD assez ancienne, mais qui m’a profondément marqué.

© Éditions du Lombard, 1981.

En septembre 1915, quelque part sur le front de la Meuse, une patrouille de soldats allemands s’égare entre les lignes et échoue fort malencontreusement devant une batterie d’artillerie française. Illico presto, les malheureux sont éparpillés aux quatre vents par les obus. Seul rescapé du bombardement, choqué et un peu perdu, Goetz trouve refuge dans une curieuse propriété, miraculeusement épargnée par les ravages des combats. Il y est accueilli par une étrange famille composée d’une vieille dame, d’une énigmatique jeune femme et de deux enfants : Chrystal et l’inquiétant Aaron. Bientôt, Goetz découvre que les occupants de la belle demeure sont chacun une facette de la mort.
Comès édifie un conte cruel et fantastique, oscillant entre le songe et le cauchemar, plein d’inventions saisissantes et joliment trouvées : des corbeaux jouent aux échecs pour savoir qui, des Français ou des Allemands, emportera la victoire du lendemain, une marionnette saigne après un bien lugubre spectacle… Et quoi de plus effrayant que de choisir un enfant pour incarner l’aspect cruel de la mort ? Après avoir lu cet album, ami lecteur, je te garantis que tu ne verras plus jamais de la même manière le sale gamin des voisins d’en face, celui qui a l’air chafouin et qui ne dit jamais bonjour ! Entre magie et contes et légendes, cette BD offre une vision originale du premier conflit mondial au cours duquel Français et Allemands s’étripèrent allègrement pour le plus grand plaisir de la Camarade et, accessoirement, pour le plus grand profit des usines Krupp et Schneider.

© Casterman, 2012.

Réalisé en 1975, L’Ombre du corbeau est prépublié dans l’hebdomadaire Tintin. Mais le style de Comès et les thèmes évoqués tranchent avec ce qui paraît alors dans le journal et son histoire ne remporte pas le succès escompté. Rapidement le dessinateur part pour de nouvelles aventures. Après la parution de Silence, l’un de ses chefs d’œuvre, les Éditions du Lombard accourent à la rescousse du triomphe et publient l’album en 1981. Ces jours-ci, alors qu’une jolie exposition est consacrée à Comès dans le cadre de l’édition 2013 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, j’ai eu l’occasion de découvrir que deux planches supplémentaires d’une suite furent dessinées, suite qui ne vit malheureusement jamais le jour. Consternation et désespoir, couvrons nous la tête de cendre, le Neuvième Art y aura assurément perdu quelque chose…

Selon moi, le charme de L’Ombre du corbeau vient du fait que le dessin de Comès en encore en devenir. L’artiste dessine alors avec un trait fin, détaillé et minutieux. L’expression hiératique des personnages, et notamment des femmes, est particulièrement réussie et mystérieuse. L’utilisation de couleurs pastel donne une tonalité délavée, singulièrement sensible dans les paysages désolés et bombardés. Son style évolue rapidement puisque Comès s’affirmera ensuite comme un maître du noir et blanc, avec un trait beaucoup plus épais et de magnifiques aplats noirs.

Sombre ambiance pour ce conte doux et amer à la fois, œuvre de jeunesse certes, mais foutrement bien tournée.

Longue vie au Triangle !

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