samedi 28 juillet 2012

Le Vagabond des limbes : le Grand Nulle Part


La bande dessinée de science-fiction a ceci de formidable que tout y est permis. À la différence d’un film, limité par son budget ou par la technologie des effets spéciaux, aucune borne ne vient restreindre l’imagination du scénariste ou du dessinateur. Et question imagination débridée, ami lecteur, Le Vagabond des Limbes de Christian Godard (scénario) et Julio Ribera (dessin) aux éditions Dargaud, est un cas d’école.

 © Dargaud éditeur, 1973

Cette série (de SF donc) est née en 1973, époque bénie de création tous azimuts, où la bande dessinée s’affranchissait petit à petit des carcans des publications pour la jeunesse. Le Vagabond des limbes relate les aventures d’Axle Munshine, Grand Conciliateur de la Guilde galactique (une sorte de super diplomate) et de son compagnon d’aventure : Musky, fils du prince des Éternautes, une race extraterrestre capable de maîtriser le temps. Musky est donc figé à l’âge de ses 13 ans, et ce depuis plusieurs centaines d’années, jusqu’à ce qu’il trouve l’adulte qui lui donnera envie de grandir. Tu noteras, ami lecteur, la licence poétique de ce début. Mais voilà qu’Axle, pressenti pour être le futur Médiat Suprême de l’Empire, est accusé de haute trahison et proscrit car il a bravé l’interdit ultime de la Guilde : « Les portes du sommeil, jamais ne franchira ». De plus Axle, ce romantique extravagant, a commis l’imprudence de tomber amoureux de Chimeer, une jeune femme évanescente rencontrée dans ses rêves (tu me suis lecteur chéri, mon amour, ou t’ai-je déjà perdu dans les méandres de l’espace-temps ?). Pourchassé par la féroce Garde Pourpre, Axle fuit à travers l’univers, voguant de planète en planète pour tenter de retrouver la belle dont il a rêvé.

 © Dargaud éditeur, 1981

Chaque nouveau monde exploré par notre héros est l’occasion pour le scénariste de se livrer à une débauche de délires plus cintrés les uns que les autres. Dans l’Empire des soleils noirs, le destin des hommes est régi par un Bon Prophète qui décide du jour et l’heure de la mort de chacun ; des petits anges blonds en uniformes de la Schutzpolizei des années 1930 se chargeant de conduire les uns et les autres vers leur mort à l’heure dite. Près de Bousbbhyr, la Guilde a emprisonné un bien étrange alchimiste ivrogne et paillard qui prétend s’appeler Dieu et pouvoir créer la vie. Sur Omphale, la planète du temps pétrifié, un labyrinthe permet de se confronter à toutes les étapes de sa propre vie (la vieillesse, la jeunesse, l’enfance…). Sur Kohmédy-l’Ancienne, les rôles sociaux sont définis par des masques symbiotiques attribués aléatoirement mais objets de tous les trafics. Etc. etc. Si l’on ajoute un univers graphique bourré de créatures bizarres autant qu’étranges, de vaisseaux spatiaux aux formes d’utérus géant, d’insectes à tentacules et de gastéropodes à fourrure, aux décors influencés par les dessins de Piranèse et les toiles de Breughel, tu comprendras aisément, ami lecteur, que nous sommes en présence d’une œuvre pour le moins… originale. Manifestement, Christian Godard est de ces scénaristes illuminés qui fument de l’herbe à nigaud pour trouver l’inspiration, de la catégorie des écrivains de SF paranoïaques et géniaux marchant dans les pas de Philip Kindred Dick. Mais au-delà de cette imagination débordante, Le Vagabond des limbes recèle d’autres éléments qui contribuent à son charme : une certaine dose de poésie et une touche d’humour (Musky notamment, du haut de ses 13 ans, est un insupportable râleur qui jure comme un charretier des jurons autrement plus truculents que ceux du capitaine Haddock. Bref, un adolescent quoi !).

 © Dargaud éditeur, 1981

Le dessin de Julio Ribera est assez... disons... singulier et, s’il peut rebuter de prime abord, finit par renforcer le caractère de la série. Véritable maître du Rotring, Ribera a un trait très noir, mélange d’aplats charbonneux, de taches d’encres et de hachures. Mais ses coloristes utilisent des couleurs particulières, tantôt vives, tantôt pastels, qui contrastent avec le noir du trait. Dans un esprit très Seventies, des solarisations à la couleur ou des fonds de couleurs brutes contribuent à l’ambiance psychédélique de ces albums. Enfin, manifestement, les sources d’inspirations de Ribera sont souvent la peinture classique et l’on retrouve ici ou là, à travers une scène inspirée d’un tableau, une impression de déjà-vu qui plonge le lecteur en pleine confusion visuelle et mentale.

© Dargaud éditeur, 1980

Si tu ne dois lire qu’un album, ami lecteur, je te conseille vivement Quelle réalité, papa ?, selon moi l’un des meilleurs de la série (qui pour être honnête s’épuise tout de même un peu passé les 12 ou 15 premiers tomes). Pour retrouver sa belle, Axle consulte une voyante extra-lucide galactique qui lui confie un distors, sorte de chenille aux capacités mentales phénoménales. Cette dernière va manipuler la réalité pour la faire correspondre aux rêves d’Axle. Sur une planète éloignée, qui s’avère être la Terre, une starlette hollywoodienne pressentie pour jouer un rôle dans un film de science-fiction au scénario étrangement semblable aux aventures d’Axle, incarne tout à coup divinement Chimeer. Mais cette distorsion de la réalité touche tous les acteurs. Bientôt, les cars de touristes visitant les studios de cinéma de Los Angeles sont attaqués par des Comanches montés sur des Harley-Davidson, l’acteur qui jouait un serial-killer prend son rôle très au sérieux, tandis que, dans les décors du film sur la Seconde Guerre mondiale, Saint-Louis, qui a renversé Hitler, décrète la solution finale contre tous les ennemis du Reich : huguenots, sarrasins et autres sorcières. Axle et Musky vont devoir aller chercher Chimeer dans un effroyable camp de la mort où l’on exécute les hérétiques comme dans les gravures des Grandes misères de la guerre de Jacques Callot. Mais est-ce vraiment Chimeer ?

© Dargaud éditeur, 1983

Assurément, Le Vagabond des limbes est une série pleine d’imagination, de fantaisie et de délires qui fait souffler un vent de liberté débridée. De bien bons albums de science-fiction à lire pour explorer la matière dont sont faits les rêves, foutrechtouille, putentrailles et fentagerbe !!!

Longue vie au Triangle !

2 commentaires:

  1. Un univers créatif, extravagant, faisant appel à toutes les références possibles, qui nous emmène par des routes détournées dans notre moi profond. Les interrogations existentielles Sont bien présentes : le rapport au temps, à l autorité, aux fantasmes...sans vraiment apporter de réponse, ces pages nous rappellent subtilement que nous sommes des êtres en devenir, ne jamais l oublier.
    J adore tout simplement.
    Captain 747

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