Lire La Nuit de Druillet est une expérience en soi. À la fois un peu douloureuse et en
même temps aussi effarante et éblouissante que de visiter une exposition des maîtres
de la peinture symboliste depuis une centrifugeuse de la NASA.
© Les Humanoïdes associés, 1976
J’ai un
souvenir très précis de ma première lecture de La Nuit, vers 13 ou 14 ans, mon prof de français m’ayant prêté
l’album pour un exposé sur le fantastique. Et quelle torgnole atomique !
J’ai eu l’impression d’être déniaisé par Cruella d’Enfer à bord d’un B-17
bombardant Pandémonium sous le feu nourri d’une DCA démoniaque. Cette histoire
de gangs de motards dégénérés rappelant les bikers
déjantés de Mad Max, les clans
préhistoriques et la horde de Huns, errant dans une ville en ruine à la
recherche de dope, est proprement hallucinante. Après s’être copieusement tapés
dessus, les Lions, les Cœurs brûlés, les Os de fer, les amazones d’Anita
Joli-Joint organisent une sorte de conférence de Yalta tribale et décident de
s’unir pour prendre d’assaut le Dépôt Bleu, réserve de drogue gardée par les
Crânes. La liberté et la dope ou la mort ! C’est violent, sauvage, baroque,
outrancier, tout simplement génial.
© SEFAM, 2000
Couverture de la dernière réédition chez Albin Michel.
Philippe Druillet est un dessinateur
emblématique de la bande dessinée française des années 1970. Fondateur de Métal Hurlant et des Humanoïdes associés (avec Mœbius et Dionnet), l’homme est un passionné de science-fiction et de
fantastique à la culture encyclopédique. Son style est reconnaissable au premier coup d’œil : ultra chargé, psychédélique, coloré, il dynamite les planches
traditionnelles et leur découpage en cases régulières pour faire des planches
dans lesquelles les gouttières blanches ne sont plus ni blanches ni régulières
mais biseautés et ornées de décorations barbares. Il n’hésite pas à utiliser
des pages entières, voire des doubles pages, pour une illustration. Ses décors
aux architectures cyclopéennes et anthropomorphes (voire monstromorphes) sont
véritablement stupéfiants et immergent le lecteur dans un univers prodigieux.
Tels des Molochs inquiétants, des constructions immenses et improbables se
dressent vers le ciel, écrasant de leur taille les personnages, semblant
parfois les avaler.
Si La Nuit, paru en 1976, se distingue dans
l’œuvre folle de Druillet, c’est
aussi par son pessimisme halluciné. En 1975, Druillet perd sa femme, Nicole, rongée par un cancer. Dévasté par
le chagrin, défoncé à tout ce qu’il devait pouvoir trouver, il donne à son
histoire une tournure résolument noire. Éructant sa rage dans une préface
virulente, il insère dans son album des photos de sa femme, lui dressant ainsi
une sorte de grandiose et d’extravagante stèle mortuaire dessinée. Évidemment,
le ton de l’histoire s’en ressent aussi et la course des bikers s’apparente bientôt à une équipée sauvage plein gaz vers une
fin inéluctable. Pour nous résumer, ami lecteur, nous allons tous crever… La Nuit n’est sans doute pas l’album le
plus facile de Druillet, mais il est
de ceux que l’on n’oublie pas.
Si des
Esseintes possédait une collection de BD, il aurait sûrement tout Druillet, relié en peau de panthère
noire, rehaussé de feuilles d’or et serti de rubis flamboyants. Mais le clou de
sa collection serait sans nul doute La
Nuit.
Longue
vie au Triangle !
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