mercredi 8 mai 2013

La Nuit : les invasions barbares de Philippe Druillet


Lire La Nuit de Druillet est une expérience en soi. À la fois un peu douloureuse et en même temps aussi effarante et éblouissante que de visiter une exposition des maîtres de la peinture symboliste depuis une centrifugeuse de la NASA.

© Les Humanoïdes associés, 1976

J’ai un souvenir très précis de ma première lecture de La Nuit, vers 13 ou 14 ans, mon prof de français m’ayant prêté l’album pour un exposé sur le fantastique. Et quelle torgnole atomique ! J’ai eu l’impression d’être déniaisé par Cruella d’Enfer à bord d’un B-17 bombardant Pandémonium sous le feu nourri d’une DCA démoniaque. Cette histoire de gangs de motards dégénérés rappelant les bikers déjantés de Mad Max, les clans préhistoriques et la horde de Huns, errant dans une ville en ruine à la recherche de dope, est proprement hallucinante. Après s’être copieusement tapés dessus, les Lions, les Cœurs brûlés, les Os de fer, les amazones d’Anita Joli-Joint organisent une sorte de conférence de Yalta tribale et décident de s’unir pour prendre d’assaut le Dépôt Bleu, réserve de drogue gardée par les Crânes. La liberté et la dope ou la mort ! C’est violent, sauvage, baroque, outrancier, tout simplement génial.

© SEFAM, 2000
Couverture de la dernière réédition chez Albin Michel.

Philippe Druillet est un dessinateur emblématique de la bande dessinée française des années 1970. Fondateur de Métal Hurlant et des Humanoïdes associés (avec Mœbius et Dionnet), l’homme est un passionné de science-fiction et de fantastique à la culture encyclopédique. Son style est reconnaissable au premier coup d’œil : ultra chargé, psychédélique, coloré, il dynamite les planches traditionnelles et leur découpage en cases régulières pour faire des planches dans lesquelles les gouttières blanches ne sont plus ni blanches ni régulières mais biseautés et ornées de décorations barbares. Il n’hésite pas à utiliser des pages entières, voire des doubles pages, pour une illustration. Ses décors aux architectures cyclopéennes et anthropomorphes (voire monstromorphes) sont véritablement stupéfiants et immergent le lecteur dans un univers prodigieux. Tels des Molochs inquiétants, des constructions immenses et improbables se dressent vers le ciel, écrasant de leur taille les personnages, semblant parfois les avaler.

Si La Nuit, paru en 1976, se distingue dans l’œuvre folle de Druillet, c’est aussi par son pessimisme halluciné. En 1975, Druillet perd sa femme, Nicole, rongée par un cancer. Dévasté par le chagrin, défoncé à tout ce qu’il devait pouvoir trouver, il donne à son histoire une tournure résolument noire. Éructant sa rage dans une préface virulente, il insère dans son album des photos de sa femme, lui dressant ainsi une sorte de grandiose et d’extravagante stèle mortuaire dessinée. Évidemment, le ton de l’histoire s’en ressent aussi et la course des bikers s’apparente bientôt à une équipée sauvage plein gaz vers une fin inéluctable. Pour nous résumer, ami lecteur, nous allons tous crever… La Nuit n’est sans doute pas l’album le plus facile de Druillet, mais il est de ceux que l’on n’oublie pas.

Si des Esseintes possédait une collection de BD, il aurait sûrement tout Druillet, relié en peau de panthère noire, rehaussé de feuilles d’or et serti de rubis flamboyants. Mais le clou de sa collection serait sans nul doute La Nuit.

Longue vie au Triangle !

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