mardi 29 octobre 2013

Pinocchio par Winshluss : Pantin au pays du trash

Relecture iconoclaste et trash d’un classique de la littérature enfantine, Pinocchio de Winshluss est un véritable festival d’humour noir et grinçant, un carrousel de situations ironiques et caustiques. Alors que les lampions de la fête sont encore allumés, signalons à l’aimable lecteur, à toutes fins utiles, que cet album fut récompensé en son temps du Prix du meilleur album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2009. Et hop ! Tournez manège !


© Les Requins Marteaux

Avec une virtuosité réjouissante, Winshluss se livre à un démontage en règle du conte moraliste de Collodi, immortalisé par le dessin animé de Disney (1940). Si ce dernier comportait déjà une part d’ombre, atténuée par un happy end tout disneyien, Winshluss approfondit cette voie avec la ténacité du sale garnement dynamitant ses petites voitures à l’aide de sa boite de chimie amusante. Dans sa version, Pinocchio est un robot de combat créé par Geppetto. Alors que son créateur tente de fourguer sa machine aux militaires, madame Geppetto, qui semble s’ennuyer fort à la maison, utilise le pantin comme un sex-toy. Mais un malencontreux court-circuit déclenche le lance-flamme astucieusement dissimulé dans le nez de l'androïde qui carbonise madame illico presto. Livré à lui-même, Pinocchio part découvrir le vaste monde tandis qu’un Jiminy Cricket incarné en un cafard loser et alcoolique a élu domicile dans sa tête.
Partant de là, l’auteur pervertit de manière réjouissante toutes les situations de l’histoire originale. Stromboli, le marionnettiste, est un capitaliste obèse qui exploite les enfants dans une usine de jouets aux allures de bagne concentrationnaire. La baleine Monstro est un poisson mutant et radioactif. L’île enchantée semble plongée en pleine débâcle économique et connaît un sanglant coup d’État suivi d’une dictature féroce.
À tous ces personnages ou situations rendues familières par le dessin animé, Winshluss assortit une multitude de personnages secondaires déjantés sortis tous droits de son imagination fertile et dérangée : les 7 nains sont des pervers sexuels qui séquestrent et violentent Blanche Neige plutôt sept fois qu’une ; un détective dépressif à tête de moaï mène l’enquête sur le meurtre de madame Geppetto ; un serial killer massacre les clochards pour vendre leurs organes et se payer des vacances aux îles Hawaï… Que du beau monde !

Graphiquement, l’album est juste renversant. Winshluss parodie habilement le dessin disneyien. Mais, ici ou là, pointe un dessin très « ligne crade », qui fait songer à l’impayable Vuillemin. De grandes planches couleur pleine page viennent rythmer le récit et renvoient à l’univers des albums pour enfant. Même si la vision d’un Pinocchio pendu à un sucre d’orge géant donnerait certainement l’occasion à Bruno Bettelheim de nous livrer d’intéressants développements…

Pessimiste, désenchanté et sombre mais méchamment drôle, le Pinocchio trash de Winshluss est indéniablement un classique. Bravo Maestro !

Longue vie au Triangle !

lundi 21 octobre 2013

Le Roi des mouches : sexe, drogue et vacuité contemporaine

Tel un cachet de LSD frelaté, Le Roi des mouches plonge le lecteur dans un bad trip halluciné, à la fois fascinant et éprouvant. En route pour un voyage au bout de l’enfer pavillonnaire.

© 2005 Glénat

En trois tomes — Hallorave, L’Origine du monde et Sourire suivant —, parus respectivement en 2005, 2008 et 2013 chez Albin Michel puis Glénat, les deux comparses Mezzo (dessin) et Pirus (scénario) explorent avec une précision d’entomologiste le sombre quotidien d’une banlieue morne. Le tandem Mezzo et Pirus n’en est pas à son premier coup d’éclat (lire la chronique de Deux tueurs). Mais force est de constater que ces albums scotchent le lecteur aussi sûrement que s’il avalait d’une traite un triple cocktail de mescaline et PCP décoré d’une jolie ombrelle rose.

© 2008 Glénat

L’histoire se déroule dans une zone pavillonnaire indéterminée qui pourrait se trouver un peu partout dans notre vaste monde occidental. Le lecteur suit les tribulations d’Eric Klein, un adulescent glandeur, sérieusement défoncé et obsédé par le sexe pratiqué de manière compulsive. Au fur et à mesure qu’Eric sombre dans la came, multiplie les conquêtes et croise la route de bien curieux individus, le lecteur plonge dans un monde étouffant, dans lequel la banalité du quotidien se pare d’une inquiétante étrangeté. En une série de courts chapitres de quelques pages, les auteurs livrent à chaque fois un pan du récit vu par un protagoniste. Et rien ni personne n’est épargné. Les grands adolescents baisouillent tristement, sont obnubilés par l’argent et érigent la défonce en mode de vie. Les adultes sont largués, alcooliques, dépressifs et perdent pied face à l’âge ou la solitude. La chair est triste (hélas !), l’argent ne fait pas le bonheur, les paradis sont artificiels.

© 2013 Glénat

Avec une netteté clinique et glaciale, le dessin de Mezzo plonge le lecteur dans ce monde à la fois familier et bizarre. Les planches sont découpées en un gaufrier régulier de 9 cases qui sert d’unité sur la quasi-totalité de l’album. Les traits de contour sont très affirmés. Les plans sont statiques, Mezzo représentant souvent les personnages figés comme des soldats de plomb, de face ou de profil selon un angle d’une précision toute géométrique. Parfois, il n’hésite pas à les dessiner vus du dessus, notamment pour les scènes de sexe, donnant la curieuse impression qu’ils sont épinglés dans leur cadre de vie comme des papillons dans une boite. Les couleurs sont assombries par l’omniprésence du noir. C’est beau, mais c’est troublant.

Assurément, Le Roi des mouches est une BD hautement hallucinogène et envoûtante, à lire et à relire sans modération.

Longue vie au Triangle !