Enfant,
j’étais émerveillé par l’univers chatoyant des super-héros Marvel. Autant Superman m’a toujours profondément agacé
avec son côté jeune homme de bonne famille au sourire Ultra Brite et son accroche-cœur ridicule sur le front, autant The Amazing Spider-Man, The Invincible Iron
Man, Daredevil the Man Without Fear, Iron Fist et autres X-Men
me paraissaient l’incarnation absolue du cool super-héroïque. Tous les mois, je
languissais d’impatience en attendant le nouveau numéro de Strange, revue mythique
dans laquelle paraissaient en français les aventures trépidantes de mes héros
favoris. Quand soudain, ami lecteur, l’affreuse vérité éclata comme un coup de
tonnerre dans un ciel serein : si ces surhommes radioactifs ou mutants,
défenseurs de la veuve et de l’orphelin, étaient les modernes (et un peu kitsch) réincarnations d’Heraklès
ou de Persée, ils n’en étaient pas moins mortels. Cette brutale nouvelle
percuta ma petite existence avec la vélocité de l’Express de 16 h 50
entrant en gare de Quimperlé (2 minutes d’arrêt).
© Marvel, 1973
En effet, un
beau jour de l'an de grâce 1978, alors que j’ouvrais fébrilement mon Strange, les mains
tremblantes d’excitation, je découvris horrifié la mort de Gwen Stacy, la
fiancée de Spider-Man, alias Peter Parker dans le civil. Non, ce n’était pas
possible, pas elle, pas la fiancée du héros, l’image parfaite de l'american way of life, à la blondeur
solaire, si sexy dans ses bottes en cuir… Sous l’impulsion du scénariste Gerry Conway, le n°121 d’Amazing
Spider-Man (The Night Gwen Stacy Died,
paru aux États-Unis en juin 1973) met
aux prises le tisseur de toile avec sa Némésis, le Bouffon Vert (Green Goblin
en VO). Ce dernier enlève la sémillante Gwen Stacy. Lorsque Spider-Man le
retrouve, la belle gît inanimée aux pieds du Bouffon Vert au sommet de l’une
des piles du George Washington Bridge. Un combat acharné s’ensuit entre le super-héros
et le super-vilain (j’adore cette dénomination), qui finit par précipiter Gwen
Stacy dans le vide. Dans un effort désespéré Spider-Man parvient à rattraper la
jeune femme à l’aide de sa toile lorsque se fait entendre un
« Snap ! » fatidique. Impuissant, Peter Parker ne peut que constater
la mort de sa bien-aimée tandis que le Bouffon Vert s’enfuit en ricanant (forcément). En un geste
théâtral, le héros lève un poing vengeur vers le ciel en étreignant le corps de sa dulcinée,
vouant son éternel ennemi aux gémonies. C’est dramatique, c’est tragique, c’est
beau comme l’antique. Était-elle morte avant d’être jetée dans le vide ? Spider-Man
lui a-t-il involontairement brisé le cou en tentant de la rattraper ? Ces
spéculations ont hanté les cours de récréation pendant longtemps. Quoi qu’il en
soit, cet épisode constitua pour moi (et pour de nombreux lecteurs) un
véritable traumatisme. Certains historiens des comics ont même évoqué la fin d’une certaine innocence, à l’image
de ce que représenta la guerre du Vietnam pour la société américaine. Si les comics publiés par Marvel n’hésitaient pas à évoquer les problèmes de société (corruption,
racisme, drogue etc.), la mort d’un protagoniste principal si proche du héros représentait
quand même alors un tabou dont il était difficile de s’affranchir. L’effroyable
brutalité de cet épisode a notamment contribué à faire prendre conscience à des
milliers de gamins de la réalité de la mort. Petit à petit, la figure
super-héroïque monolithique se fissurait pour révéler ses failles. Un pas de
géant était fait vers des scénarios de comics
plus matures.
© Marvel, 1973
Sur un plan
scénaristique, cet épisode fondateur était un coup de maître, permettant d’épaissir
la personnalité de Peter Parker. Brisé, pour ne pas dire dépressif, c’est un
héros en proie au doute et à la culpabilité, mais aussi animé d'un profond désir de vengeance, qui allait désormais filer entre
les buildings de Manhattan. Comment continuer à livrer son combat contre le
Mal, s’il n’avait pas été capable de sauver sa chère et tendre ? Quelle vengeance tirer de son éternel ennemi, qui, par ailleurs, est le père de son meilleur ami (c'est cornélien !) ? C’est, à
mon sens, là que résidait la force des comics
Marvel de l’époque : ancrer
leurs personnages dans le réel en en faisant des êtres de chair, de sang et de sentiments, certes dotés de
super pouvoirs, mais conservant une part de fragilité humaine afin de les rendre
proches du lecteur.
© Éditions Lug
Au-delà de
son sujet marquant, cet épisode d’Amazing Spider-Man et celui qui
suivit (n°122 : The Green Goblin’s
Last Stand !, paru dans Strange n°104 en août 1978)
constituent la quintessence du style Marvel
des années 1970. Le dessin de Gil Kane
y est tout simplement parfait, d’un classicisme moderne irréprochable, ultra énergique,
magnifiquement encré par John Romita.
Le dynamisme des plans, et leur découpage est magistral, insufflant une vitalité
extraordinaire au récit. Ces épisodes sont incontestablement des joyaux du 9e
Art et, plus généralement de la culture populaire, véritables icônes de la
mythologie américaine du XXe siècle, à l’égal du King Kong
escaladant l’Empire State Building.
© Éditions Lug
(Pour l'anecdote, c'est dans le n°105 de Strange, soit le mois suivant sa parution, que l'épisode fut illustré en couverture. Tu noteras, ami lecteur, les couvertures redessinées par des illustrateurs français...)
À l’heure où
les super-héros connaissent une nouvelle vie à l’écran, n’hésite pas à plonger
à la source, estimé lecteur. Je n’ai pas peur d’affirmer, en levant
mélodramatiquement le poing vers le ciel, que ces épisodes d'Amazing Spider-Man constituent un chef-d’œuvre
indépassable des comics.
Longue vie au
Triangle !
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