lundi 25 février 2013

La Conquête de Mars : vers l’Infini et au-delà !


Achtung ! Achtung ! Avis à tous les complotistes, les paranoïaques qui ne se soignent pas et les amoureux de l’histoire aussi secrète que parallèle. On nous cache tout, on ne nous dit rien. Les dirigeants nazis ne sont pas morts dans les ruines de Berlin. Ils ont en fait quitté la Terre avec quelques centaines de fidèles à bord de la fusée secrète V3 et colonisé Mars.

© Grégory Jarry, Otto T. et éditions FLBLB

C’est en substance l’improbable et « kolossale » intrigue de La Conquête de Mars de Grégory Jarry et Otto T. Paru en deux tomes aux éditions FLBLB (2008), cette BD est une pépite d’humour caustique et délirant, mélangeant habilement Histoire, anticipation hénaurme et sérieuse déconnade. Les deux compères n’en sont pas à leur première collaboration puisqu’ils sont aussi les auteurs des désopilants Petite Histoire des colonies française et Petite Histoire du grand Texas (euh Tejas), parus également aux éditions FLBLB, maison d’édition dont ils sont accessoirement les co-créateurs. Tu remarqueras, ami lecteur, la forme séduisante de ces élégants petits ouvrages en bichromie noir et rouge au format à l’italienne. Le texte y chapeaute les illustrations, donnant aux deux larrons l’occasion de se livrer à de savoureux décalages entre texte et image. Le dessin d’Otto T. (de son vrai nom Thomas Dupuis, cela sonne moins bien, écrit en lettres gothiques) est à la fois simple, presque caricatural, sympathiquement rond et terriblement expressif. Chapeau, l’artiste !

© Grégory Jarry, Otto T. et éditions FLBLB

Conçu comme un récit choral, chaque chapitre donne l’occasion à un narrateur (Albert Speer, Wernher von Braun, Leni Riefenstahl, Makélélé Chow etc.) de raconter son histoire qui constitue une partie du récit général. Si les nazis en prennent (gentiment) pour leur grade (Eva Braun devient hystérique à l’idée d’être accouchée par Herr Doktor Mengele, Leni Riefenstahl passe son temps à faire creuser des tranchées pour pouvoir filmer ses fameuses contre-plongées héroïques, le petit-fils du Führer se nomme fort germaniquement Bertrand Hitler etc.), les auteurs brocardent aussi allègrement mondialisation, multinationales et superpuissance américaine. Extravagante, pétillante et totalement farfelue, pleine de clins d’œil, cette BD est tout simplement réjouissante. Ach ! J’adore !

Longue vie au Triangle !

mercredi 20 février 2013

Comtesse : rêveuse aristocratie


Délicieux petit album érotique, Comtesse d’Aude Picault se situe dans la tradition des romans libertins du XVIIIe siècle. Plaisante invitation à la philosophie dans le boudoir, cette BD est une fort agréable surprise.

© Requins Marteaux, 2010

Publiée par Les Requins Marteaux dans une collection élégamment baptisée BD Cul, cet album pourrait de prime abord laisser craindre le pire. En effet, en créant cette collection érotique au nom si primesautier, la joyeuse bande d’olibrius des Requins marteaux entendait rendre un ardent hommage aux BD érotiques de gare au format de poche, destinées notamment à un public de militaires en permission, à l’humour le plus souvent graveleux et aussi léger qu’un char Leclerc. Disons que les facéties de nos joyeux compères se limitent à la couverture et aux gardes intérieures de l’ouvrage, finement agrémentées de fausses publicités pour les lunettes Sexmax ou le Neptunia. Reste que le contraste entre cet humour potache et le dessin élégant de la demoiselle fait sourire. Et même ton serviteur, ami lecteur, moi qui trouve d’habitude aussi inconvenant de mélanger érotisme et humour que de passer Crève salope ! de Métal urbain à un enterrement. Il est vrai que dans ce domaine, les goûts et les couleurs…

Abstraction faite de la couverture donc, Comtesse est un fort joli album. J’avais déjà beaucoup aimé Papa, bouleversant petit ouvrage d’Aude Picault évoquant le suicide de son père, publié par L’Association. C’est donc avec curiosité que j’ai lu ce court opuscule tout en dessin, sans bulle ni texte. En quelques 100 pages en noir et blanc, l’auteur narre les journées d’une jeune et jolie comtesse, délaissée par son austère mari, plutôt amateur de joutes viriles (le bougre !). Esseulée, la belle aristocrate se laisse aller à de bien peu innocentes rêveries qui lui incendient les sens. Mais fort heureusement pour elle, son fidèle valet est prêt à se plier en quatre pour satisfaire les désirs de sa maîtresse. Plus inspiré par les toiles gentiment licencieuses de Fragonnard (je pense nomment au tableau Le Feu aux poudres, tout un programme) que par les gamahuchades endiablées du divin marquis, la BD déploie une succession de dessins raffinés dans le superbe décor d’un château Louis XV. Je te l’accorde, ami lecteur, parler du décor alors que l’on évoque un ouvrage érotique tient de la perversion pathologique. Mais sincèrement, je te l’assure, le soin apporté audit décor est vraiment exceptionnel. Le découpage des scènes, par exemple celles ou la comtesse arpente les couloirs de sa demeure, est génial. Dans d’autres planches, plus enflammées mais tout aussi décoratives, le trait de la dessinatrice se fond dans le blanc de la page de manière remarquable. Et que dire de l’air mutin de la comtesse esquissé en quelques coups de crayon ?

Gracieux et délicat, ce petit livre est un régal pour l’œil. Pourquoi s’en priver ?

Longue vie au Triangle !

mercredi 13 février 2013

Walking Dead : le Mort saisit le Vif


Debout les morts ! Le comic horrifique The Walking Dead n’en finit plus de faire parler de lui. Telle une goule affamée, un misérable charognard putride, j’avoue me ruer frénétiquement sur chaque album avec voracité. Alors que sort ce mois-ci le 17e tome de la série, revenons un peu si tu le veux bien, ami lecteur, sur cette saga qui ne manque pas de mordant.

© 2013 Guy Delcourt Productions

Le comic s’inspire sans vergogne des œuvres glaçantes de George Romero La Nuit des morts vivants (1968) et Zombie/Dawn of Dead (1978). Le décor ainsi balisé, point de longues scènes d’exposition. Nous sommes en terrain dangereusement familier : cette série parle de zombies, avec un Z majuscule taillé dans de la viande putréfiée et orné d’un chapelet d’intestins dévidés.

© 2012 Guy Delcourt Productions

Blessé lors d’une fusillade, l’agent Rick Grimes, sombre dans le coma. À son réveil, il émerge dans un hôpital déserté et dévasté. Les trompettes du Jugement Dernier semblent avoir sonné durant son sommeil car les morts arpentent de nouveau la Terre, mus par une inextinguible faim de chair humaine. Animé par un farouche instinct de survie et par l’ardent désir de retrouver femme et enfant, notre vaillant membre des forces de l’ordre part à l’aventure dans les ruines de notre monde. Croisant la route d’autres survivants, il retrouve les siens par un heureux caprice du destin. Mais l’aventure ne fait que commencer, et elle sera éprouvante.

© 2011 Guy Delcourt Productions

Récit d’horreur et de survie, cette bande dessinée s’ingénie à nous montrer le quotidien d’une petite communauté humaine confrontée à l’effondrement de la civilisation telle que nous la connaissons. Et si les morts vivants constituent un danger terrifiant, les autres humains rescapés ne sont pas forcément plus rassurants : cannibales, psychopathes manipulateurs ou meurtriers sanguinaires semblent plus doués pour la survie que les hommes de bonne volonté. À moins que ce ne soit cet univers corrompu qui transforme les hommes de bonne volonté en fous furieux… Dans cette BD fleuve s’étendant sur plus de 2300 pages, l’auteur a tout le loisir de décrire l’évolution de ses personnages confrontés à cette situation pour le moins extrême. Passant de l’abattement à l’enthousiasme, de la dépression à la folie, tentant désespérément malgré tout de recréer des fragments de normalité dans ce cauchemar, les personnages évoluent, hésitent, s’interrogent. L’homme est-il condamné ? Faut-il devenir impitoyable et insensible à tout pour survivre ? Les enfants ont-ils une place dans ce nouveau monde ? L’auteur ne se focalise pas sur quelques figures stéréotypées triées sur le volet pour leurs qualités éminemment héroïques. Il évoque un groupe de survivants, aux contours flous puisque, épisode après épisode, de nouveaux personnages rejoignent le groupe, tandis que d’autres connaissent un funeste destin. Car le statut de « héros » ne protège personne, et plus d’un personnage familier disparaît au cours des albums, souvent dans d’effroyables conditions. Si tu as l’âme sensible et le cœur transi de la midinette, abstiens-toi, ami lecteur. Cette BD est parfois terrible. Point de combats élégamment chorégraphiés mais de sauvages affrontements assortis de démontage du pariétal droit ou d’enfoncement de l’occipital à coup de marteau et de pelle. À moins d’être interne en médecine ou adolescent pré-pubère et décérébré amateur de gore, difficile de rester de marbre devant cet étalage de violence. Pour autant, celle-ci interroge et place l’être humain devant une question fondamentale : qu’est-ce qui constitue son humanité ?

© 2010 Guy Delcourt Productions

Publiés aux USA à partir d’octobre 2003 par Image Comics, scénarisés par Robert Kirkman, les premiers numéros du comic mensuel sont dessinés par Tony Moore, qui passe le relais, dès le numéro 7, à Charlie Adlard. Alors que la série aborde le mois prochain son 108e numéro, une telle longévité est exceptionnelle, voire surnaturelle. Il faut dire que cela implique pour Adlard de dessiner une vingtaine de pages tous les mois, soit un véritable travail de titan. J’ai lu toutefois que le dessinateur avouait faire très peu de croquis préparatoires et dessinait à chaud, préférant sans doute entrer immédiatement dans le vif du sujet (si je puis dire...). Illustrant idéalement le pessimisme de la série, son dessin en noir et blanc est dur et nerveux. Je dois avouer que je le préfère de très loin aux premiers dessins de Tony Moore, plus cartoonesques.
En France, la série est publiée en 2005 par Semic, qui jette l’éponge après l’échec commercial du premier tome. Delcourt reprend la publication à partir de 2007, faisant paraître des volumes correspondant aux paperbacks américains, qui rassemblent chacun 6 comics mensuels. Et là, c'est le jackpot !

© 2009 Guy Delcourt Productions

Haletante, cette série au suspense insoutenable crée un phénomène d'addiction hautement contagieux. Mais plus qu'un comic horrifique, elle constitue une véritable danse macabre moderne, une sorte de Memento Mori contemporain.

Longue vie au Triangle !

lundi 4 février 2013

L’Ombre du corbeau : « Ô notre funèbre oiseau noir ! »


Telle une lancinante petite musique sortie de nulle part, le monde magique, onirique, poétique et parfois fort cruel, de Didier Comès est entêtant. Parmi tous les albums de ce grand monsieur de la bande dessine belge, j’ai un faible pour L’Ombre du corbeau, une BD assez ancienne, mais qui m’a profondément marqué.

© Éditions du Lombard, 1981.

En septembre 1915, quelque part sur le front de la Meuse, une patrouille de soldats allemands s’égare entre les lignes et échoue fort malencontreusement devant une batterie d’artillerie française. Illico presto, les malheureux sont éparpillés aux quatre vents par les obus. Seul rescapé du bombardement, choqué et un peu perdu, Goetz trouve refuge dans une curieuse propriété, miraculeusement épargnée par les ravages des combats. Il y est accueilli par une étrange famille composée d’une vieille dame, d’une énigmatique jeune femme et de deux enfants : Chrystal et l’inquiétant Aaron. Bientôt, Goetz découvre que les occupants de la belle demeure sont chacun une facette de la mort.
Comès édifie un conte cruel et fantastique, oscillant entre le songe et le cauchemar, plein d’inventions saisissantes et joliment trouvées : des corbeaux jouent aux échecs pour savoir qui, des Français ou des Allemands, emportera la victoire du lendemain, une marionnette saigne après un bien lugubre spectacle… Et quoi de plus effrayant que de choisir un enfant pour incarner l’aspect cruel de la mort ? Après avoir lu cet album, ami lecteur, je te garantis que tu ne verras plus jamais de la même manière le sale gamin des voisins d’en face, celui qui a l’air chafouin et qui ne dit jamais bonjour ! Entre magie et contes et légendes, cette BD offre une vision originale du premier conflit mondial au cours duquel Français et Allemands s’étripèrent allègrement pour le plus grand plaisir de la Camarade et, accessoirement, pour le plus grand profit des usines Krupp et Schneider.

© Casterman, 2012.

Réalisé en 1975, L’Ombre du corbeau est prépublié dans l’hebdomadaire Tintin. Mais le style de Comès et les thèmes évoqués tranchent avec ce qui paraît alors dans le journal et son histoire ne remporte pas le succès escompté. Rapidement le dessinateur part pour de nouvelles aventures. Après la parution de Silence, l’un de ses chefs d’œuvre, les Éditions du Lombard accourent à la rescousse du triomphe et publient l’album en 1981. Ces jours-ci, alors qu’une jolie exposition est consacrée à Comès dans le cadre de l’édition 2013 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, j’ai eu l’occasion de découvrir que deux planches supplémentaires d’une suite furent dessinées, suite qui ne vit malheureusement jamais le jour. Consternation et désespoir, couvrons nous la tête de cendre, le Neuvième Art y aura assurément perdu quelque chose…

Selon moi, le charme de L’Ombre du corbeau vient du fait que le dessin de Comès en encore en devenir. L’artiste dessine alors avec un trait fin, détaillé et minutieux. L’expression hiératique des personnages, et notamment des femmes, est particulièrement réussie et mystérieuse. L’utilisation de couleurs pastel donne une tonalité délavée, singulièrement sensible dans les paysages désolés et bombardés. Son style évolue rapidement puisque Comès s’affirmera ensuite comme un maître du noir et blanc, avec un trait beaucoup plus épais et de magnifiques aplats noirs.

Sombre ambiance pour ce conte doux et amer à la fois, œuvre de jeunesse certes, mais foutrement bien tournée.

Longue vie au Triangle !