Parmi
les joyaux scintillants d’un éclat noir qui dorment dans les sombres
profondeurs du palais de votre serviteur figurent d’antiques grimoires à la
couverture ornée de lettres de feu. Parfois, je franchis les portes d’airain
des réserves secrètes de ma bibliothèque, gardées par des légions d’esclaves
muets dressés à tuer dès leur plus jeune âge. Et dans le silence sépulcral de
ce Saint des Saints je plonge avec délice dans l’œuvre géniale de Richard Corben.
© Les Humanoïdes associés, 1978
Bizarrement,
Corben ne bénéficie pas de la
notoriété que mériterait cet immense auteur. Issu de la BD américaine
underground des années 1970, il est pourtant adulé par une irréductible
phalange de fans dévoués corps et âme à son travail, à la croisée entre le
fantastique, la science-fiction et l’horreur, mâtiné d'une touche d'érotisme. Peut-être est-ce parce que son
œuvre est assez protéiforme et, du coup, difficile à résumer ou à saisir ?
© Les Humanoïdes associés, 1981
(La réédition du tome 1 promeut discrètement le dessin animé Métal Hurlant/Heavy Metal, dont un des épisodes est adapté de Corben)
J’adore
Den, l’un de ses chefs-d'œuvre,
publié en France dans la fantastique revue Métal
Hurlant, puis en deux albums entre 1978 et 1983 (Première et Seconde
époque). Une suite, La Saga de Den et
La Quête fut publié ensuite de
manière chaotique, mais, elle n’est pas, selon moi, au niveau des deux premiers
albums. Le scénario y hésite entre plusieurs pistes pour finalement n’en saisir
vraiment aucune. Bref, la magie n'y est plus.
Le
début de Den, donc, constitue la
quintessence de l’univers de Corben.
David Norman, un nerd chétif, trouve
dans un livre ayant appartenu à son oncle, mystérieusement disparu, les plans
d’une étrange machine. Aussi sec, il entreprend d’assembler la machine, qui le
projette dans une autre dimension : Nullepart (ou Neverwhere en VO). Dans
ce monde désertique, notre jeune gringalet se réveille dans la peau d’un colosse
bâti comme un Hercule de foire, nu comme un ver, membré comme un minotaure
(difficile de ne pas le remarquer…) et sobrement prénommé Den (acronyme de David
Ellis Norman). Suivant les traces de son oncle, notre impressionnant héros
parcourt ce monde sauvage et brutal, à l’architecture hésitant entre le temple
maya et le krak des chevaliers, peuplé de créatures insectoïdes ou canidées, de
reines nymphomanes et sanguinaires, de lézards carnivores, de monstres
chtulhuesques ou de despotes décadents faisant passer Caligula pour un jeune
homme de bonne famille. L’ensemble est puissant, merveilleusement fantastique,
brutal et (gentiment) érotique. Comme souvent chez Corben, on sent l’influence de Lovecraft
ou de Burroughs irriguer la BD en un
séminal mélange des genres. Replonger dans cette BD me fait à chaque fois
ressentir des bouffées d’émotion au souvenir des heures émerveillées passées à
lire et relire de vieux numéros de Métal
Hurlant dans lesquelles s’étalaient les pages colorées de Den.
© Les Humanoïdes associés, 1983
Car
l’art de Corben provoque un choc,
voire même un électrochoc. Son dessin magnifie la puissance à l’état brut. Son héros est un véritable titan, dont les muscles feraient pâlir d’envie Mr. Univers, capable d’écraser la tête de ses adversaires à coup de pied. Ses
héroïnes ont des formes généreuses, mais sont surtout dotées d’une poitrine
renversant les lois les plus élémentaires de la gravité (notons d’ailleurs que,
lorsqu’elles ne manquent pas de se faire dévorer par des créatures
ectoparasites baveuses à tentacules et autres appendices, elles ne sont pas
bien farouches…). Le dessin de Corben
flirte toujours avec la caricature, sans pour autant verser dedans. Ses
personnages sont presque anatomiquement incorrects, avec une tête souvent
disproportionnée. Les peuples de Nullepart ont des physiques peu communs, mais on s’habitue assez vite à ces bipèdes à faciès d’insectes ou de lacertiens, à
ces gnomes et autres semi-orcs à hure de sanglier. Par dessus tout, ce qui fait la magie de
Corben, c’est son utilisation de la
couleur. Seigneur de la colorisation, Grand Maître de l’aérographe, il colorie ses paysages ou ses créatures
en leur donnant un relief incroyable et une palette chromatique totalement psychédélique
dans laquelle le bleu électrique le dispute au violet irradiant ou au vert
émeraude. Son rendu de la peau humaine (ou subhumaine) est absolument génial et
l’on sent presque le sang battre sous l'épiderme des personnages.
Véritable
ode au fantastique merveilleux, la lecture de Den est un voyage magique dans l’univers délirant et barbare de Richard Corben. Mais sois prudent, ami
lecteur, qui sait ce que te réservent les vastes étendues désertiques de
Nullepart.
Longue
vie au Triangle !
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