lundi 29 octobre 2012

Den : voyage par delà les contrées hallucinées de Richard Corben


Parmi les joyaux scintillants d’un éclat noir qui dorment dans les sombres profondeurs du palais de votre serviteur figurent d’antiques grimoires à la couverture ornée de lettres de feu. Parfois, je franchis les portes d’airain des réserves secrètes de ma bibliothèque, gardées par des légions d’esclaves muets dressés à tuer dès leur plus jeune âge. Et dans le silence sépulcral de ce Saint des Saints je plonge avec délice dans l’œuvre géniale de Richard Corben.

© Les Humanoïdes associés, 1978

Bizarrement, Corben ne bénéficie pas de la notoriété que mériterait cet immense auteur. Issu de la BD américaine underground des années 1970, il est pourtant adulé par une irréductible phalange de fans dévoués corps et âme à son travail, à la croisée entre le fantastique, la science-fiction et l’horreur, mâtiné d'une touche d'érotisme. Peut-être est-ce parce que son œuvre est assez protéiforme et, du coup, difficile à résumer ou à saisir ?

© Les Humanoïdes associés, 1981
(La réédition du tome 1 promeut discrètement le dessin animé Métal Hurlant/Heavy Metal, dont un des épisodes est adapté de Corben) 

J’adore Den, l’un de ses chefs-d'œuvre, publié en France dans la fantastique revue Métal Hurlant, puis en deux albums entre 1978 et 1983 (Première et Seconde époque). Une suite, La Saga de Den et La Quête fut publié ensuite de manière chaotique, mais, elle n’est pas, selon moi, au niveau des deux premiers albums. Le scénario y hésite entre plusieurs pistes pour finalement n’en saisir vraiment aucune. Bref, la magie n'y est plus.
Le début de Den, donc, constitue la quintessence de l’univers de Corben. David Norman, un nerd chétif, trouve dans un livre ayant appartenu à son oncle, mystérieusement disparu, les plans d’une étrange machine. Aussi sec, il entreprend d’assembler la machine, qui le projette dans une autre dimension : Nullepart (ou Neverwhere en VO). Dans ce monde désertique, notre jeune gringalet se réveille dans la peau d’un colosse bâti comme un Hercule de foire, nu comme un ver, membré comme un minotaure (difficile de ne pas le remarquer…) et sobrement prénommé Den (acronyme de David Ellis Norman). Suivant les traces de son oncle, notre impressionnant héros parcourt ce monde sauvage et brutal, à l’architecture hésitant entre le temple maya et le krak des chevaliers, peuplé de créatures insectoïdes ou canidées, de reines nymphomanes et sanguinaires, de lézards carnivores, de monstres chtulhuesques ou de despotes décadents faisant passer Caligula pour un jeune homme de bonne famille. L’ensemble est puissant, merveilleusement fantastique, brutal et (gentiment) érotique. Comme souvent chez Corben, on sent l’influence de Lovecraft ou de Burroughs irriguer la BD en un séminal mélange des genres. Replonger dans cette BD me fait à chaque fois ressentir des bouffées d’émotion au souvenir des heures émerveillées passées à lire et relire de vieux numéros de Métal Hurlant dans lesquelles s’étalaient les pages colorées de Den.

© Les Humanoïdes associés, 1983

Car l’art de Corben provoque un choc, voire même un électrochoc. Son dessin magnifie la puissance à l’état brut. Son héros est un véritable titan, dont les muscles feraient pâlir d’envie Mr. Univers, capable d’écraser la tête de ses adversaires à coup de pied. Ses héroïnes ont des formes généreuses, mais sont surtout dotées d’une poitrine renversant les lois les plus élémentaires de la gravité (notons d’ailleurs que, lorsqu’elles ne manquent pas de se faire dévorer par des créatures ectoparasites baveuses à tentacules et autres appendices, elles ne sont pas bien farouches…). Le dessin de Corben flirte toujours avec la caricature, sans pour autant verser dedans. Ses personnages sont presque anatomiquement incorrects, avec une tête souvent disproportionnée. Les peuples de Nullepart ont des physiques peu communs, mais on s’habitue assez vite à ces bipèdes à faciès d’insectes ou de lacertiens, à ces gnomes et autres semi-orcs à hure de sanglier. Par dessus tout, ce qui fait la magie de Corben, c’est son utilisation de la couleur. Seigneur de la colorisation, Grand Maître de l’aérographe, il colorie ses paysages ou ses créatures en leur donnant un relief incroyable et une palette chromatique totalement psychédélique dans laquelle le bleu électrique le dispute au violet irradiant ou au vert émeraude. Son rendu de la peau humaine (ou subhumaine) est absolument génial et l’on sent presque le sang battre sous l'épiderme des personnages.

Véritable ode au fantastique merveilleux, la lecture de Den est un voyage magique dans l’univers délirant et barbare de Richard Corben. Mais sois prudent, ami lecteur, qui sait ce que te réservent les vastes étendues désertiques de Nullepart.

Longue vie au Triangle !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire