dimanche 15 décembre 2013

Hard Boiled : Apocalypse maintenant

Tous aux abris ! Voici revenu le temps de l’Armageddon cyberpunk. Hard Boiled, scénarisé par Frank Miller et dessiné par Geof Darrow est réédité aux éditions Delcourt. Paru aux États-Unis chez Dark Horse en 1990, ce comic de SF paranoïaque d’inspiration très « Philip K. Dickienne » est une véritable curiosité. Le bédéphile amateur de science-fiction bien déjantée, fan de Frank Miller ou tout simplement admirateur de BD hors du commun appréciera l’étrange objet à sa juste valeur.

© 2012 Guy Delcourt Productions

Le scénario démarre sur des chapeaux de roues. Nixon est un collecteur d’impôt chargé des recouvrements musclés. Après une interpellation particulièrement mouvementée, Nixon est sérieusement amoché. Il est alors soigné par Willeford Home Appliances, la multinationale qui conçoit et fabrique les robots domestiques. Des bribes d’une mémoire étrangement normale lui reviennent alors. Agent de choc ou tranquille citoyen, homme ou machine, qui est vraiment Nixon ?

© Delcourt 1990 Miller Darrow
Couverture de la première édition, en 2 tomes

L’aspect marquant de cet album vient principalement de son aspect outrancier. Excessif, ultra-violent, passant de fusillades homériques en carambolages cataclysmiques à un rythme soutenu, Hard Boiled détient sans doute le taux de mortalité le plus élevé de l’histoire du Neuvième Art et ferait passer la bataille de Verdun pour une promenade de santé. Cette démesure s’appuie sur le dessin précis et minutieux de Geof Darrow. Et là, on touche au sublime. Avec un soin maniaque, l’artiste s’attache à dessiner le plus infime bris de verre d’un pare-brise qui vole en éclats, la dernière brique d’un mur qui explose, le moindre quidam touché par une balle perdue dans une foule compacte. Comme si ce souci du détail n’était pas assez poussé, Darrow s’attache à surcharger ses cases de détails qui ajoutent aux détails. Un bras robotisé sera ainsi doublé, voir triplé ou quadruplé, mais aussi assorti d’une multitude de boulons, de clapets, de tuyaux, de petites pinces ou de baguettes pour créer une machine futuriste, certes, mais avant tout peu commune. Amateur de sobriété néo classique, passe ton chemin ! Darrow vise à l’exagération et à l’extravagance par la surcharge de son dessin, par ailleurs très net. Chaque case (parfois au format d’une double page !!!!) est ainsi l’occasion pour le lecteur de passer des heures à traquer le moindre détail dans une sorte de Où est Charlie ? trash. Car la maniaquerie du dessinateur lui permet aussi de développer son sens de la dérision en multipliant les détails moqueurs et ironiques qui perdent le lecteur dans un abîme de contemplation amusée.

© Delcourt 1992 Miller Darrow
Couverture de la première édition en 2 tomes

Hénaurme, parodique, fascinante, extrême, surprenante : Hard Boiled est une BD singulière à réserver aux têtes brûlées au cœur bien accroché. Androïdes paranoïaques et pacifistes non-violents s’abstenir…

Longue vie au Triangle !

vendredi 29 novembre 2013

Bouncer : le maudit manchot

Alors que sort de 9e tome de Bouncer, attardons-nous un peu sur ce western baroque et outrancier qui plonge allègrement le bédéphile dans les vastes espaces poudroyants du Far-West.


© 2012, Éditions Glénat

Sois prévenu, ami lecteur, ici point de pistolero au cœur pur, défenseur de la veuve et de l’orphelin à la Jerry Spring. Bouncer se déroule dans l’Ouest crasseux, sauvage et féroce, dans lequel les assassins sont légion, les juges et les shérifs sont corrompus jusqu’à la moelle, les femmes sont des putes, des garces ou des victimes. L'innocence y est une denrée rare. Scénarisée par le Chilien fou Alejandro Jodorowsky (le scénariste de L’Incal), et dessinée par François Boucq, cette série tient plus du western crépusculaire agrémenté d’un soupçon de dinguerie extravagante toute latino-américaine.


© 2013, Éditions Glénat

Les 9 tomes peuvent se subdiviser en quatre cycles qui narrent les aventures d’un pistolero manchot exerçant la noble profession de videur de saloon – d’où son surnom : Bouncer. Il faut dire que notre héros jouit d’un passif familial assez chargé. Fils d’une catin pétroleuse et fumeuse de cigare, il est affligé de deux frères aussi mauvais que des teignes. Le premier cycle (tome 1 et 2) évoque la sanglante lutte entre les trois frères pour mettre la main sur un diamant volé par leur mère et nommé (sans rire) l’œil de Caïn. C’est d’ailleurs au cours de ce que nous appellerons pudiquement une querelle familiale que le Bouncer perd son bras. Le cycle suivant (tomes 3 à 5) évoque une sombre histoire de vengeance. Le troisième (tomes 6 et 7) met le Bouncer aux prises avec une redoutable femme fatale qui tente d’accaparer toute les terres de la région. Le dernier cycle, enfin (tomes 8 et 9), envoie le Bouncer dans un terrible pénitencier perdu au milieu du désert pour traquer un assassin qui n’est autre que le fils du directeur dudit établissement.


© 2001 Les Humanoïdes associés SA

Cornaquée par un scénariste aussi démesuré qu’Alejandro Jodorowsky, la série ne pouvait être qu’excessive. Outre les obsessions mystiques de son créateur, on y retrouve un certain nombre d’éléments déjà développées dans son film mythique El Topo (1970) : quête initiatique, culte de la difformité, violence outrée… La galerie de monstres que l’on croise est proprement hallucinante : des soudards sudistes déclamant de la poésie entre deux massacres, un ogre cannibale, un tueur psychopathe arborant un fer de hache planté dans le crâne et affublé d’une chiée de gamins aussi meurtriers qu’une Gatling, des massacreurs d’Indiens, des lyncheurs, des violeurs etc. Ajoutons des freaks en pagaille : borgnes, bossus, hermaphrodites, nains et… un héros manchot. Nous avons là une vision de la Conquête de l’Ouest pour le moins singulière et éloignée des canons classiques du western. John Wayne doit s’en retourner dans sa tombe.


© 2002 Les Humanoïdes associés SA

Tel un Charles Quint du Neuvième Art, notre Jodo de scénariste semble avoir adopté la devise « Plus oultre » pour écrire ses scénarios. La tragédie shakespearienne percute le western. Mais pour autant, la part d’excès de Bouncer reste contenue et cette série conserve une solide cohérence. Certes, certains rebondissements du scénario sont parfois un peu grossiers ou faciles, mais, avec un soupçon de plaisir coupable, le bédéphile ne demande qu’à se laisser griser par le souffle de l’aventure.


© 2005 Les Humanoïdes associés SAS

Il faut avouer que le dessin de François Boucq est saisissant. Manifestement, l’artiste prend plaisir à dessiner les vastes étendues d’un Far-West de carte postale où l’on passe de manière un peu irréelle des étendues désertiques de l’Arizona aux forêts enneigées du Wyoming. Certaines cases sont de véritables écrans en Cinémascope, s’étendant sur toute la largeur de la page. Expressifs, les personnages de Boucq sont cependant toujours à deux doigts de la caricature. Entre Brueghel et Daumier, ils sont animés d’une vie extraordinaire. Magie du Neuvième Art !


© 2006 Les Humanoïdes associés SAS

Western foutraque, excessif et exalté, Bouncer, malgré ses imperfections, est une série diablement attachante.

Longue vie au Triangle !

lundi 18 novembre 2013

Iron Fist : “Enter the Dragon”

Avec Iron Fist, super-héroïque maître des arts martiaux, savourons, ami lecteur, un concentré de groovytude et de pop culture au parfum capiteux d’encens extrême-oriental multivitaminé par la trépidante et dynamique Amérique des Seventies. Encore une merveille de la Marvel !


© Marvel, 1974

Début des années 1970, la mode est aux films d’arts martiaux. Fasciné, l’Occident découvre le jeet kune do du « Petit Dragon » Bruce Lee et suit les pérégrinations dans l’Ouest de David Carradine dans la série Kung Fu. Collant à l’air du temps, le scénariste Roy Thomas et le dessinateur Gil Kane (1926-2000) créent en mai 1974 le personnage d’Iron Fist pour l’éditeur Marvel. Mais rapidement après ce coup d’éclat, aussi parfaitement exécuté qu’un poing du tigre asséné en pleine face du diabolique Fu Manchu, les deux créateurs passent la main à d’autres artistes. Si le scénario reste cohérent, force est de constater que les dessinateurs ne sont pas toujours à la hauteur.


© Marvel, 1976

La divine surprise vient alors d’Albion, avec l’arrivée sur la série de deux Britanniques, le scénariste Chris Claremont puis le dessinateur John Byrne en octobre 1975. Pendant plus de 15 numéros les deux compères se livrent à un ballet étourdissant d’aventures super-héroïques à la sauce aigre douce, exaltées par le dessin fluide, fin et précis de Byrne. Voilà de quoi enchanter le bédéphile et lui faire atteindre le Nirvana…


© Marvel, 1976

Âgé de 9 ans, le jeune Daniel Rand suit son père et sa mère dans une expédition au cœur de l’Himalaya à la recherche de la mythique cité de K’un-Lun. Victimes d’un accident de montagne, Daniel assiste au meurtre de son père, assassiné par son cupide associé, puis à la mort de sa mère. Mais il est miraculeusement sauvé par les habitants de K’un-Lun, cité céleste cachée dans un plan mystique, qui n’apparaît qu’une fois tous les dix ans. Recueilli par le maître de K’un-Lun : Yü-Ti l’Auguste Personnage de Jade, Daniel Rand entame un sévère entraînement aux arts martiaux sous la férule de Lei Kung le Tonnerre. Dix ans plus tard, au terme de son apprentissage, il affronte le seigneur dragon Shou Lao l’immortel et, victorieux, plonge le poing dans son cœur en fusion. Il devient alors Iron Fist, l’arme vivante, doté du pouvoir de Shou Lao l’immortel. Revenu à New York, Daniel Rand cherche à venger ses parents avant de mettre son puissant pouvoir au service de la justice et du bien.


© Marvel, 1976

Sur cette trame de vengeance somme toute très classique, les auteurs opèrent un improbable syncrétisme entre geste super-héroïque, arts martiaux et influences asiatiques. Dans l’écurie Marvel, le personnage d’Iron Fist est singulièrement remarquable. Masqué de jaune impérial, le torse marqué du dragon ailé Shou Lao, félin et agile, il utilise la puissance de son poing d’acier pour d’aériennes prises de kung fu qui contrastent avec les chocs frontaux des brutasses de service. Mais la série est aussi fascinante par ses mélanges détonants. Quand Shaolin rencontre Big Apple… Outre les habituels super-vilains destructeurs et autres ravageurs à la petite semaine, Iron Fist affronte ainsi toute une série de personnages hauts en couleur, vaguement orientalisants, qui ravissent littéralement votre serviteur : des adorateurs de Kali, le diabolique Maître Khan et ses sbires, le gang asiatique des Golden Tigers et j’en passe. C’est coloré, c’est incongru, c’est (un peu) n’importe quoi, mais c’est fichtrement réjouissant. C’est le chaînon manquant entre Yip Man et Cassius Clay ! Et puis notre sympathique héros est secondé par la ravissante Misty Knight, ex flic de choc, experte en arts martiaux, à la coupe afro impressionnante et au bras bionique, formant ainsi (à ma connaissance) un des premiers couples mixtes de l’histoire du 9e art.


© Marvel, 1976

En France Iron Fist connaît une parution un peu erratique, d’abord dans la cultissime revue Strange, puis dans Titans, aux éditions Lug. Tu l’auras deviné, fidèle lecteur, ce personnage exerçait sur moi une fascination un peu irrationnelle. Minot, je lisais et relisais frénétiquement les quelques numéros que je possédais, renfermant les précieuses aventures de l’un de mes personnages Marvel préférés.


© Éditions Lug

Alors ami lecteur, sors ton nunchaku, et entre dans l’arène sous le regard des quatre rois dragons. La « voie du poing qui intercepte » est difficile mais ô combien enrichissante.

Longue vie au Triangle !

mardi 29 octobre 2013

Pinocchio par Winshluss : Pantin au pays du trash

Relecture iconoclaste et trash d’un classique de la littérature enfantine, Pinocchio de Winshluss est un véritable festival d’humour noir et grinçant, un carrousel de situations ironiques et caustiques. Alors que les lampions de la fête sont encore allumés, signalons à l’aimable lecteur, à toutes fins utiles, que cet album fut récompensé en son temps du Prix du meilleur album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2009. Et hop ! Tournez manège !


© Les Requins Marteaux

Avec une virtuosité réjouissante, Winshluss se livre à un démontage en règle du conte moraliste de Collodi, immortalisé par le dessin animé de Disney (1940). Si ce dernier comportait déjà une part d’ombre, atténuée par un happy end tout disneyien, Winshluss approfondit cette voie avec la ténacité du sale garnement dynamitant ses petites voitures à l’aide de sa boite de chimie amusante. Dans sa version, Pinocchio est un robot de combat créé par Geppetto. Alors que son créateur tente de fourguer sa machine aux militaires, madame Geppetto, qui semble s’ennuyer fort à la maison, utilise le pantin comme un sex-toy. Mais un malencontreux court-circuit déclenche le lance-flamme astucieusement dissimulé dans le nez de l'androïde qui carbonise madame illico presto. Livré à lui-même, Pinocchio part découvrir le vaste monde tandis qu’un Jiminy Cricket incarné en un cafard loser et alcoolique a élu domicile dans sa tête.
Partant de là, l’auteur pervertit de manière réjouissante toutes les situations de l’histoire originale. Stromboli, le marionnettiste, est un capitaliste obèse qui exploite les enfants dans une usine de jouets aux allures de bagne concentrationnaire. La baleine Monstro est un poisson mutant et radioactif. L’île enchantée semble plongée en pleine débâcle économique et connaît un sanglant coup d’État suivi d’une dictature féroce.
À tous ces personnages ou situations rendues familières par le dessin animé, Winshluss assortit une multitude de personnages secondaires déjantés sortis tous droits de son imagination fertile et dérangée : les 7 nains sont des pervers sexuels qui séquestrent et violentent Blanche Neige plutôt sept fois qu’une ; un détective dépressif à tête de moaï mène l’enquête sur le meurtre de madame Geppetto ; un serial killer massacre les clochards pour vendre leurs organes et se payer des vacances aux îles Hawaï… Que du beau monde !

Graphiquement, l’album est juste renversant. Winshluss parodie habilement le dessin disneyien. Mais, ici ou là, pointe un dessin très « ligne crade », qui fait songer à l’impayable Vuillemin. De grandes planches couleur pleine page viennent rythmer le récit et renvoient à l’univers des albums pour enfant. Même si la vision d’un Pinocchio pendu à un sucre d’orge géant donnerait certainement l’occasion à Bruno Bettelheim de nous livrer d’intéressants développements…

Pessimiste, désenchanté et sombre mais méchamment drôle, le Pinocchio trash de Winshluss est indéniablement un classique. Bravo Maestro !

Longue vie au Triangle !

lundi 21 octobre 2013

Le Roi des mouches : sexe, drogue et vacuité contemporaine

Tel un cachet de LSD frelaté, Le Roi des mouches plonge le lecteur dans un bad trip halluciné, à la fois fascinant et éprouvant. En route pour un voyage au bout de l’enfer pavillonnaire.

© 2005 Glénat

En trois tomes — Hallorave, L’Origine du monde et Sourire suivant —, parus respectivement en 2005, 2008 et 2013 chez Albin Michel puis Glénat, les deux comparses Mezzo (dessin) et Pirus (scénario) explorent avec une précision d’entomologiste le sombre quotidien d’une banlieue morne. Le tandem Mezzo et Pirus n’en est pas à son premier coup d’éclat (lire la chronique de Deux tueurs). Mais force est de constater que ces albums scotchent le lecteur aussi sûrement que s’il avalait d’une traite un triple cocktail de mescaline et PCP décoré d’une jolie ombrelle rose.

© 2008 Glénat

L’histoire se déroule dans une zone pavillonnaire indéterminée qui pourrait se trouver un peu partout dans notre vaste monde occidental. Le lecteur suit les tribulations d’Eric Klein, un adulescent glandeur, sérieusement défoncé et obsédé par le sexe pratiqué de manière compulsive. Au fur et à mesure qu’Eric sombre dans la came, multiplie les conquêtes et croise la route de bien curieux individus, le lecteur plonge dans un monde étouffant, dans lequel la banalité du quotidien se pare d’une inquiétante étrangeté. En une série de courts chapitres de quelques pages, les auteurs livrent à chaque fois un pan du récit vu par un protagoniste. Et rien ni personne n’est épargné. Les grands adolescents baisouillent tristement, sont obnubilés par l’argent et érigent la défonce en mode de vie. Les adultes sont largués, alcooliques, dépressifs et perdent pied face à l’âge ou la solitude. La chair est triste (hélas !), l’argent ne fait pas le bonheur, les paradis sont artificiels.

© 2013 Glénat

Avec une netteté clinique et glaciale, le dessin de Mezzo plonge le lecteur dans ce monde à la fois familier et bizarre. Les planches sont découpées en un gaufrier régulier de 9 cases qui sert d’unité sur la quasi-totalité de l’album. Les traits de contour sont très affirmés. Les plans sont statiques, Mezzo représentant souvent les personnages figés comme des soldats de plomb, de face ou de profil selon un angle d’une précision toute géométrique. Parfois, il n’hésite pas à les dessiner vus du dessus, notamment pour les scènes de sexe, donnant la curieuse impression qu’ils sont épinglés dans leur cadre de vie comme des papillons dans une boite. Les couleurs sont assombries par l’omniprésence du noir. C’est beau, mais c’est troublant.

Assurément, Le Roi des mouches est une BD hautement hallucinogène et envoûtante, à lire et à relire sans modération.

Longue vie au Triangle !

jeudi 26 septembre 2013

Tyler Cross : American Death Trip

Avec Tyler Cross, paru en août 2013 chez Dargaud, le dessinateur Brüno et le scénariste Fabien Nury plongent au cœur du Texas des années 1950 pour un thriller hard boiled d’une efficacité redoutable.


© Dargaud 2013

Que les choses soient claires : Tyler Cross n’est pas un bandit au grand cœur. Non vraiment pas. Tyler Cross est un salaud, sans foi ni loi, à la gâchette facile, et pas vraiment porté sur le sentimentalisme. Un gars capable de glisser froidement des cartouches de chevrotine dans la bouche de sa dulcinée tout juste abattue, avant de l’arroser d’essence puis d’incendier son corps pour qu’on ne puisse l’identifier. Bref, pas vraiment le genre de paroissien qu’il convient de présenter à grand-maman pour le déjeuner dominical.


Couverture de l'édition spéciale, en noir et blanc 
© Dargaud 2013

Or donc, notre (anti)héros est chargé par un ponte de la mafia de mettre la main sur une cargaison d’héroïne mexicaine. Évidemment, l’interception tourne au carnage et Tyler Cross se retrouve seul en plein désert avec un sac de 17 kilos d’héroïne et 20 dollars en poche. Ce qui, quand on y songe, n’est guère beaucoup lorsque l’on doit échapper à la fois aux flics et aux trafiquants que l’on vient de repasser, tout en écoulant discrètement 17 kilos de blanche mexicaine premier choix. Se faisant passer pour un représentant de commerce, notre homme gagne la ville la plus proche, Black Rock. Mais cette délicieuse bourgade au charme rugueux est en fait la propriété quasi exclusive de la famille Pragg. Dans cette ville isolée, qui ne doit guère compter plus de 1275 âmes, Spencer Pragg, le tyrannique patriarche, règne d’une poigne de fer. Pour Tyler Cross, les ennuis ne font que commencer…

Scénariste renommé, Fabien Nury livre une histoire percutante, à la noirceur revendiquée, convoquant tour à tour des personnages emblématiques du roman ou du film noir que n’auraient pas reniés Dashiell Hammett ou Jim Thompson : tueurs impassibles, beautés fatales, avocats pourris, Federales corrompus, flics bouseux et shérif psychopathe… Que du beau monde !
Le tout est magnifiquement mis en image par le talentueux Brüno dont j’apprécie particulièrement le travail (lire lachronique de Lorna ; lire lachronique de Inner City Blues). Clair et stylisé, son dessin éclate dans des cases très cinématographiques. Tels des plans en Cinémascope, certaines cases s’étalent sur toute la largeur de la page. Ça c’est du grand spectacle !

En route pour une équipée sauvage au Texas. Une chose est sure, on se tue beaucoup dans le Lone Star State.

Longue vie au Triangle !

mardi 11 juin 2013

The Demon par Jack Kirby : le démon de minuit

Horreur ! Malheur ! Voici que surgit des profondeurs de la nuit Etrigan le Démon. Cette création de Jack Kirby (1917-1994) est un trésor méconnu du comic fantastique, tout droit sorti du cerveau fécond du grand homme et génialement dessiné par ses soins.

N°1, août-septembre 1972
© DC Comics

On ne présente plus Jack « King » Kirby, immensissime créateur de comics américain, auteur prolixe d’une œuvre aux dimensions impressionnantes. Comics de super-héros (lire la chronique de The Fantastic Four n°84-87), de western, de guerre (lire la chronique de The Losers), de science-fiction, sentimentaux… L’homme aura touché à tout avec un brio extraordinaire. Au début des années 1970, Jack Kirby quitte Marvel pour DC Comics. Là, on lui propose de reprendre certaines séries existantes et d’en créer de nouvelles. Carmine Infantino, l’éditeur de DC Comics, lui suggère de bâtir une série fantastique à créature monstrueuse, genre alors en vogue (Werewolf by Night, Tomb of Dracula, Frankenstein's monster...). Aussitôt dit, aussitôt fait, d’un coup de baguette magique, le « King » s’exécute : ce sera The Demon, dont le premier numéro sort en septembre 1972.

N°2, octobre 1972
© DC Comics

La série est un concentré de fantastique gothique convoquant pêle-mêle sorcellerie, adeptes de cultes sataniques, créatures monstrueuses à tentacules, savants fous, golems de pierre, déments hauts en couleurs, enfants sorciers etc. Une fois de plus, Kirby frappe fort. C’est à la fois très cohérent et farouchement délirant. C’est la magie de la « Kirby’s touch » ! L’histoire débute dans Camelot assiégé par les troupes monstrueuses de la sorcière Morgane Le Fey. Voyant la forteresse sur le point de tomber, Merlin l’enchanteur convoque le démon Etrigan pour qu'il l’aide. Alors que le magicien se réfugie dans une dimension parallèle, par une formule magique, il charge Etrigan de le protéger de la convoitise de Morgane et de tout autre malintentionné qui désirerait s’approprier sa puissance. Petite particularité, lorsqu’il n’est pas sous sa forme démoniaque (une gracieuse tête de batracien jaune avec des cornes), Etrigan se présente sous la forme humaine de Jason Blood, un occultiste doté de la vie éternelle. Mi-homme mi-démon, notre (anti)héros aura fort à faire pour lutter contre les forces du mal avides de puissance magique.

N°5, janvier 1973
© DC Comics


Comme souvent chez Jack Kirby, les influences sont multiples et fascinantes et se mêlent aux créations ou aux réinterprétations ébouriffantes. Les numéros 8 à 10 (avril à juillet 1973) mettent aux prises Etrigan/Jason Blood au fantôme des égouts, réinterprétation toute kirbyenne du personnage du fantôme de l’Opéra joué par Lon Chaney dans le film de 1925. Dans plusieurs autres numéros, Kirby fait intervenir Klarion, enfant aussi maléfique que maigrelet, doté de puissants pouvoirs occultes. Ailleurs, le petit parfum d’Europe centrale qui se dégage du sombre Castle Branek, rappelle les origines austro-hongroises de l’auteur. Mais sa création la plus géniale se déploie dans les numéros 11 à 13 (août-octobre 1973) où le démon affronte le terrible baron Von Evilstein (rien que le nom est tout un poème…), un savant fou à monocle qui se livre à d’immondes expériences, aidé de son homme de main fort logiquement nommé Igor. Si le docteur Frankenstein était sûrement dans le rétroviseur de Kirby, il modifie cela avec génie et l’on décèle notamment toute l’influence des films d’épouvante gothique des années 1930-1950. Je te le confesse ami lecteur, je n’y peux rien, ça me fait bicher.

N°8, avril 1973
© DC Comics

Quant au dessin, Kirby en met plein les mirettes au lecteur. Depuis la fin des années 1960, le « King » a atteint la perfection graphique. Son dessin est à la fois puissant, dynamique et tellement pop. Chaque numéro comprend, outre la splash page de début, une double page qui est l’occasion de voir se déployer avec majesté son trait magique. Il est vrai que Kirby est vaillamment secondé par l’excellent encreur Mike Royer, qui encre ses dessins comme un dieu.

N°9, juin 1973
© DC Comics

Entre 1972 et 1974, The Demon dure 16 numéros, tous entièrement dessinés et scénarisés par Kirby. L’amoureux de culture pop sera émerveillé. L’amateur de Kirby montera, lui, directement au septième ciel dans un crépitement d’électricité statique.

Longue vie au Triangle !

lundi 27 mai 2013

Tanka : contes et légendes cruels du Japon

Tanka de Sergio Toppi (1932-2012) est une plongée dans le Japon féodal des samouraïs impétueux, des rônins tragiques et des princesses aussi altières que froides. Mon royaume pour ce splendide voyage graphique au pays d’Amateratsu, déesse du Soleil, guidé par un virtuose italien du noir et blanc !

© Dauphylactère / Sergio Toppi

Grand nom de la BD italienne, Sergio Toppi a toujours avoué une fascination pour la culture et la civilisation nippone. Avec un goût assuré, les éditions Mosquito ont rassemblé dans le recueil Tanka cinq histoires de Maître Toppi, se déroulant dans le Japon féodal, parues entre 1976 et 1988 dans diverses revues de BD italiennes. Un rônin découvre qu'il lui faudra offrir plus qu'une tête tranchée à sa princesse pour lui faire ouvrir les yeux sur le monde. Un maître armurier trahit son art pour une juste cause. Un fils modèle abandonne ses parents pour la gloire des armes. Un samouraï légendaire refuse de mourir. Un rônin humilié accomplit une vengeance au parfum d’Hiroshima. Autant de récits tragiques, souvent cruels, parfois à la lisière du fantastique. Histoires de sang et d’honneur, elles magnifient la civilisation d’un pays qui a érigé le savoir mourir au rang d’art de vivre.

Et si tu as survécu à tant de beauté, ami lecteur, le dessin de Toppi t’achèvera aussi sûrement qu’une flèche au défaut de la cuirasse. Minutieux, précis et élégant, sont trait de plume éclate sur les cases parfois étendue à la page, parfois savamment déstructurées. Le dessinateur parvient, en multipliant les hachures, à créer des aplats noirs texturés. Les costumes, armures et harnachements de combat sont dessinés avec un soin maniaque sans que ne manque la moindre cordelette de soie. C’est superbe comme un lever de soleil sur le Pavillon d’Or.

Eh oui, petit scarabée, c’est un maître italien du noir et blanc qui fait revivre les splendeurs du Japon ancien. Par tous les kamis, cela vaut le détour.

Longue vie au Triangle !

lundi 20 mai 2013

Long John Silver : debout les damnés de la mer !


Hardis moussaillons ! Hissez la grand-voile ! Dix coups de fouet au dernier à bouger son lard ! Parés à virer de bord ! Cap sur l’aventure, avec Long John Silver, série de quatre albums au parfum enivrant de la poudre à canon, de la fumée des mousquets, de l’odeur âcre du sang répandu sur le pont, du vieux rhum et des embruns salés.


© Dargaud 2007

La BD de piraterie était un genre un peu tombé à fond de cale (Barbe rouge, Capitaine fantôme et autres Pirates comics commencent à dater un peu), mais qui reprend du galon depuis peu, probablement grâce au succès des films Pirates des Caraïbes. Avec Long John Silver, le scénariste Xavier Dorison et le dessinateur Mathieu Lauffray proposent une relecture originale du genre car ils abordent le sujet face au vent, en s’attaquant directement à L’Île au Trésor, roman matriciel s’il en est. Plutôt que de recréer un univers ex nihilo, nos deux lascars imaginent ce que pourrait devenir Long John Silver, l’antihéros à la jambe de bois du roman de Robert Louis Stevenson.

© Dargaud 2008

L’histoire débute donc à la fin du XVIIIe siècle. Lady Hastings reçoit une lettre de son capitaine de mari, parti voici de longues années à la recherche d’une mystérieuse cité amérindienne aux richesses fabuleuses, si perdue dans les jungles impénétrables de l’Amazonie que même les conquistadores les plus assoiffés d’or ne l’ont pas trouvée (ou n’en sont pas revenus, va savoir…). Lord Hastings ordonne à son épouse de réaliser toute sa fortune pour financer une expédition de secours afin de lui prêter main-forte dans sa chasse au trésor. Cette résurrection inopportune contrarie fort le plan de carrière de Lady Hastings, qui se verrait d’un assez mauvais œil passer du statut plaisant de veuve joyeuse à celui d’épouse répudiée dans un couvent pour conduite inconvenante. Ni une ni deux, appâtée par l’or, la redoutable intrépide entreprend de participer à l’expédition et engage un homme à tout faire à la réputation légendaire : Long John Silver. Un capitaine implacable, une bande de forbans sans foi ni loi, une aventurière prête à tout, un guide indien à demi fou, une cité légendaire aux richesses inimaginables : entre Bristol et Guyanacapac, le voyage risque d’être long…

© Dargaud 2010

Long John Silver est donc un récit de quête au trésor, avec son cortège de tempêtes maelströmiques, de mutineries sanglantes, de gentilshommes de fortune pas très gentils et de gentilshommes… eh bien... pas très gentils non plus. Mais le scénario flirte aussi, dans le quatrième tome, avec une version de la chasse au trésor digne d'Indiana Jones, lorsque l’équipage s’enfonce dans la mystérieuse cité de Guyanacapac, perdue dans les marais putrides au cœur de la forêt dense. Le dessin de Lauffray est assez baroque (si baroque qu’il comprend parfois quelques inexactitudes, mais laissons là ces peccadilles) : l’équipage pirate à de vraies trognes d’équipage pirate, les ouragans sont forcément apocalyptiques, la cité maya est si gigantesque que l’on se demande comment les conquistadores ont eu tant de mal à la trouver, à moins d’avoir le clocher de la cathédrale Santa-Maria de Tolède dans l’œil. Cette démesure du dessin, ces emphases, ces exagérations, donnent un souffle et une ampleur épique à l’aventure qui réjouit l’œil et enchante le bédéphile. C'est plaisant comme la prise d'un galion espagnol chargé d'or.

© Dargaud 2013

Alors, ami lecteur, laisse parler le frère de la côte qui sommeille en toi, écoute les gueux des mers qui aspirent à la liberté sur les océans du globe et embarque pour l’aventure par-delà les sept mers.

Longue vie au Triangle !

mercredi 8 mai 2013

La Nuit : les invasions barbares de Philippe Druillet


Lire La Nuit de Druillet est une expérience en soi. À la fois un peu douloureuse et en même temps aussi effarante et éblouissante que de visiter une exposition des maîtres de la peinture symboliste depuis une centrifugeuse de la NASA.

© Les Humanoïdes associés, 1976

J’ai un souvenir très précis de ma première lecture de La Nuit, vers 13 ou 14 ans, mon prof de français m’ayant prêté l’album pour un exposé sur le fantastique. Et quelle torgnole atomique ! J’ai eu l’impression d’être déniaisé par Cruella d’Enfer à bord d’un B-17 bombardant Pandémonium sous le feu nourri d’une DCA démoniaque. Cette histoire de gangs de motards dégénérés rappelant les bikers déjantés de Mad Max, les clans préhistoriques et la horde de Huns, errant dans une ville en ruine à la recherche de dope, est proprement hallucinante. Après s’être copieusement tapés dessus, les Lions, les Cœurs brûlés, les Os de fer, les amazones d’Anita Joli-Joint organisent une sorte de conférence de Yalta tribale et décident de s’unir pour prendre d’assaut le Dépôt Bleu, réserve de drogue gardée par les Crânes. La liberté et la dope ou la mort ! C’est violent, sauvage, baroque, outrancier, tout simplement génial.

© SEFAM, 2000
Couverture de la dernière réédition chez Albin Michel.

Philippe Druillet est un dessinateur emblématique de la bande dessinée française des années 1970. Fondateur de Métal Hurlant et des Humanoïdes associés (avec Mœbius et Dionnet), l’homme est un passionné de science-fiction et de fantastique à la culture encyclopédique. Son style est reconnaissable au premier coup d’œil : ultra chargé, psychédélique, coloré, il dynamite les planches traditionnelles et leur découpage en cases régulières pour faire des planches dans lesquelles les gouttières blanches ne sont plus ni blanches ni régulières mais biseautés et ornées de décorations barbares. Il n’hésite pas à utiliser des pages entières, voire des doubles pages, pour une illustration. Ses décors aux architectures cyclopéennes et anthropomorphes (voire monstromorphes) sont véritablement stupéfiants et immergent le lecteur dans un univers prodigieux. Tels des Molochs inquiétants, des constructions immenses et improbables se dressent vers le ciel, écrasant de leur taille les personnages, semblant parfois les avaler.

Si La Nuit, paru en 1976, se distingue dans l’œuvre folle de Druillet, c’est aussi par son pessimisme halluciné. En 1975, Druillet perd sa femme, Nicole, rongée par un cancer. Dévasté par le chagrin, défoncé à tout ce qu’il devait pouvoir trouver, il donne à son histoire une tournure résolument noire. Éructant sa rage dans une préface virulente, il insère dans son album des photos de sa femme, lui dressant ainsi une sorte de grandiose et d’extravagante stèle mortuaire dessinée. Évidemment, le ton de l’histoire s’en ressent aussi et la course des bikers s’apparente bientôt à une équipée sauvage plein gaz vers une fin inéluctable. Pour nous résumer, ami lecteur, nous allons tous crever… La Nuit n’est sans doute pas l’album le plus facile de Druillet, mais il est de ceux que l’on n’oublie pas.

Si des Esseintes possédait une collection de BD, il aurait sûrement tout Druillet, relié en peau de panthère noire, rehaussé de feuilles d’or et serti de rubis flamboyants. Mais le clou de sa collection serait sans nul doute La Nuit.

Longue vie au Triangle !

mardi 30 avril 2013

Comanche : le bout de la piste


Comanche, c’est un voyage sur la piste de l’Oregon, dans l’Ouest sauvage, avec ses vastes espaces à couper le souffle, ses hommes et ses femmes au caractère bien trempé, ses flingueurs dont les crosses de colts portent moult encoches, ses fripouilles sans foi ni loi, ses Indiens impétueux, ses prêcheurs inquiétants, le cheval de fer… Voici de quoi emballer le bédéphile amateur de western. Hooo ! Tout doux Bronco.

© 1978, Éditions du Lombard, Bruxelles

Comanche naît à la fin des années 1960 dans les pages du Journal de Tintin, sous les plumes (d’aigle) de Greg (1920-2012) au scénario et d’Hermann au dessin.
La série se déroule au Wyoming, État sauvage situé sur la piste vers l’Ouest, loin de la civilisation de la côte Est. La jolie Comanche, élevée par le vieux briscard Ten Gallon, est la patronne du ranch le Triple Six. Elle engage Red Dust, un pistolero rouquin dont on saisit qu’il a passablement roulé sa bosse avant, le jeune Clem Cheveux-fous, l’ombrageux et mutique indien Petite Lune, dont l’histoire familiale est digne de celle des Atrides, et Toby Face-Sombre, un cowboy noir. Qu’on se rassure, malgré sa composition intergénérationnelle et multiraciale qui pourrait faire craindre une débauche démonstrative et dégoulinante de bons sentiments, les choses sont moins simple qu’il n’y paraît et, assez rapidement, les vieux réflexes reprenant le dessus, il se trouve toujours quelque bonne âme pour vouloir brancher le peau-rouge au premier arbre et corriger le « moricaud ». Notre fine équipe ne sera pas de trop pour affronter les machinations d’éleveurs cupides, les gangs familiaux de tueurs sanguinaires, les révoltes indiennes, les prospecteurs sans scrupule, l’infâme Doc Wetchin, et, peut-être le plus inquiétant, l’avancée de la civilisation qui s’étend vers l’Ouest à mesure qu’avance le chemin de fer.

© 1977, Éditions du Lombard, Bruxelles

Série « familiale », somme toute assez classique, destinée à un jeune public, elle respecte toute une série de canons propres aux séries grand public d’alors. Pourtant, elle fait partie des séries qui ne prenaient pas les gamins boutonneux pour des demeurés. De plus, je lui trouve, outre le dessin remarquable d’Hermann, un petit parfum subtil d’originalité dans sa description de l’Ouest sauvage. Les paysages d’abord, sont ceux du nord-ouest, plutôt faits de montagnes enneigées, de forêts sauvages et de plaines herbeuses que de mesas rocheuses. Les personnages ensuite sont moins prévisibles qu’il n’y paraît, y compris les personnages secondaires : Red Dust n’est pas qu’un énième pistolero froid et impassible. Il cache une fêlure et son histoire foireuse avec Comanche suscite la bienveillance. Ou, autre exemple, Toby Face-Sombre, qui n’est pas le faire-valoir black que l’on aurait pu attendre, forcément sympathique et toujours une bonne blague à la bouche. Non, c’est juste un gars normal, droit dans ses bottes, intègre… et noir. Enfin, les albums de Comanche recèlent toujours une petite note douce-amère, un relent de nostalgie face à l’avancée inéluctable de la civilisation, qui condamne les hommes comme Red Dust (sans parler de l’Indien…) alors que la jeune génération des Comanche, Toby ou Clem s’y adapte tant bien que mal.

© 1980, Éditions du Lombard, Bruxelles

Comanche est une petite série de 10 albums (à partir du numéro 11, le dessin est assuré par Michel Rouge et la série prend franchement l’eau de partout, donc, restons sur les 10 premiers tomes, si tu le veux bien, ami lecteur) formidables pour qui aime le western. Elle représente selon moi la quintessence l’Age d’or de la BD franco-belge d’alors : chaque album de 48 pages, merveilleusement mis en valeur par le trait « barbu », sec et ultra-détaillé d’Hermann, dispose d’un solide scénario du vétéran Greg. Pas d’histoire à rallonge sur 12 tomes dans lesquelles le scénariste oublie où il veut en venir, une mécanique rodée, un dessinateur au top. C’est efficace, net et précis comme un tir de Winchester à 200 pas.

© 1978, Éditions du Lombard, Bruxelles

Je ne sais plus quel auteur américain a dit un jour, je ne sais plus quand, et je ne sais plus où (et oui, ami lecteur, la vieillesse est un naufrage !) que si les Américains étaient forcément les maîtres du western cinématographique, les Français (bon, je pense qu’il parlait aussi des Belges, ils ne m’en voudront pas trop…) avaient produit les meilleures BD de western. Comanche fait partie de celles-là.

Longue vie au Triangle !

mercredi 24 avril 2013

Deux tueurs : la querelle des anciens et des modernes


Deux tueurs, un jeune, un vieux, une nuit noire, un contrat à exécuter, la mort à l’arrivée. C’est le sujet de ce petit album, polar poisseux, percutant, précis et aussi efficace qu’un coup de barre de fer. Chpof !

© 1995 Guy Delcourt Productions

Paru en 1995 chez Delcourt, Deux tueurs est dessiné par Mezzo et scénarisé par Pirus. En 56 pages au format surprenant d’un livre d’enfant, très denses, en noir et blanc, les deux auteurs se livrent à un réjouissant exercice de style, véritable hommage aux films de gangsters du début des années 1990. Il n’aura échappé à personne, pas même à Ray Charles, que l’histoire fait furieusement penser à Tarantino (tueurs en costume noir, dialogues ping pong…) ou à David Lynch (décor de décharge toxique, gunfights improbable avec cadavres restant debout, baraque isolée au milieu de rien…). Avec ce contrat foireux, nos deux tueurs, « Mignon » et « Grand-père », en plein conflit de générations, s’embarquent pour un voyage au bout d’une nuit d’encre où il est question de modernité (qui est, comme chacun le sait, « pour les tantes et les frustrés »), d’orange, de vraies voitures et de bonnes vibrations. Vieux briscard contre jeune loup, la nuit risque d’être longue…

Le dessin de Mezzo est un véritable régal : clair, net, sans une once de superflu, jouant sur le noir pour créer des effets de contraste. Multipliant les gros plans, les cadrages en champ-contrechamp, les ellipses, il donne un aspect ultra cinématographique à sa narration. Sans charre, Mezzo la main froide maîtrise…

Concis, sec comme un coup de trique, à la fois sombre et drôle, ce petit album mérite d’être redécouvert.

Longue vie au Triangle !

jeudi 18 avril 2013

Judge Dredd : dura lex, sed Dredd lex


À l’heure où les mutants irradiés rodent aux confins de la ville, où le taux de criminalité crève tous les plafonds, où les robots ménagers se révoltent contre leurs créateurs, quand il n’y a plus d’espoir, un homme se dresse, inflexible, implacable, incorruptible, inoxydable : Judge Dredd. Il est la loi, et tu ferais mieux de ne pas l’oublier, ami lecteur, si tu tiens à tes dents.

© Les Humanoïdes associés, 1983

Né en février 1977, dans les pages du magazine britannique 2000 AD, Judge Dredd est un concentré de nonsense humoristique, de punkitude toute britannique et de SF paroxystique et déchaînée telle que pourrait la rêver un Philip K. Dick pessimiste qui aurait plongé dans une piscine de LSD. Créée par John Wagner et Pat Mills (scénario), le personnage est d’abord dessiné par Carlos Ezquerra ; d’autres artistes tels que Brian Bolland ou Mike McMahon se succéderont par la suite sur cette série à la longévité étonnante.

© Les Humanoïdes associés, 1982

L’histoire se déroule au XXIIe siècle, après une apocalypse nucléaire, à Mega City One, une mégapole tentaculaire de plusieurs centaines de millions d’habitants, s’étendant sur l’ensemble de la côte Est des anciens États-Unis, de la frontière canadienne à la Floride. Pour lutter contre une criminalité galopante, les Juges constituent un corps de police musclé, disposant du pouvoir de juger et d’appliquer immédiatement une justice pour le moins expéditive. Parmi eux, Judge Dredd est le plus impitoyable des Juges, archétype du flic impassible, cognant et défouraillant d’abord, causant après. Il est vrai qu’il a fort à faire pour lutter contre les gangs de criminels (que ce soit les Cosmic Punks de Gestapo Bob ou les Diables mutants de Bresse le rouge), arrêter les créatures énergivores extra-terrestres, mettre fin aux guerres de blocs qui éclatent entre deux immeubles rivaux et toutes ces sortes de choses qui constituent le quotidien de Mega City One et de Luna One, sa colonie lunaire. Construit en 6 à 8 pages, se suivant ou non, chaque épisode est l’occasion de montrer Judge Dredd face à des situations toujours plus énormes. Si les scénarios sont parfois un peu courts et ne brillent pas par leur finesse psychologique, le lecteur ne peut qu’être émerveillé par la créativité débridée des scénaristes. Et la constance imperturbable que met Dredd à appliquer la loi, que ce soit pour arrêter un chauffard ou des braqueurs responsables de la mort de 53 000 personnes, finit par devenir un gimmick assez drôle.

Plusieurs histoires dessinées par l’impétueux Brian Bolland, m’ont particulièrement marqué. Elles mettent Judge Dredd aux prises avec le Juge Crève (Judge Death en VO), un Juge monstrueux issu d’une dimension parallèle. Dans cette dimension, les Juges noirs ont fini par déclarer la vie hors-la-loi. Les crimes étant commis par les vivants, il convient, par un étonnant syllogisme, de mettre fin à la vie pour mettre fin au crime… Les Juges noirs ont donc éradiqué toute vie dans leur cité et s’apprêtent à juger Mega City One : « This city iss guilty ! The crime iss life ! The ssentence iss… DEATH ! »

En France, deux albums paraissent aux Humanoïdes associés en 1982 et 1983, puis une quinzaine d’épisodes sont publiés par Aredit sous forme de petits comics entre 1984 et 1985. Depuis, le personnage a été un peu oublié. Soleil reprend la publication d’une intégrale depuis 2011. Le bédéphile curieux ne manquera pas d’y jeter un œil.

Longue vie au Triangle !

mardi 9 avril 2013

Bernie Wrightson : American gothic


Voici quelques temps, par une nuit glaciale et sans lune, alors que je m’étais perdu dans un quartier désert et mal famé de la ville, j’eus la bonne fortune de faire l’acquisition chez un antiquaire borgne au sourire cauteleux d’un volume publié par l’éditeur américain Dark Horse, rassemblant les travaux de Bernie Whrightson pour les magazines Creepy et Eerie. Bravant les ombres de la nuit, je m’empressai de regagner mon antique demeure, l’épais grimoire sous le bras. Fébrilement, je courus m’enfermer dans mon étude, parcourant compulsivement les pages à la lumière d’une bougie tremblotante. Ô mon âme, quelle noire splendeur, quelle atmosphère enténébrées dans ces pages. Tu l’auras compris, ami lecteur, pas la peine d’en faire des tonnes, j’aime cet artiste et les ambiances fantastiques qu’il crée. Entrons sans plus tarder sur les terres inquiétantes du maître du gothique yankee et de l’horreur victorienne transposée dans le Nouveau Monde.

© Dark Horse Comics

Né à Baltimore, le jeune Bernie Wrightson est profondément marqué par les comics d’horreur de l’éditeur EC Comics. Autodidacte, il apprend à dessiner en les recopiant et en prenant des cours par correspondance. Bloody Hell ! Que ces dieux du dessin sont assommants, avec leur génie ! En 1966, à 18 ans, il devient illustrateur pour le Baltimore Sun. À partir de 1968, Wrightson travaille pour DC Comics et dessine des histoires fantastiques pour House of Mystery. En 1974, il intègre Warren Publishing et ses magazines Creepy (lancés en 1964) puis Eerie (lancé en 1966), des comics d’horreur s’inspirant de ceux des années 1950, mais déjouant les foudres de la censure en publiant des histoires en noir et blanc au format magazine, pour un public plus âgé. C’est là justement ce que l’ouvrage de Dark Horse donne à voir : l’ensemble des histoires courtes, couvertures et autres pages d’introduction dessinées pour Warren.

Uncle Creepy, la mascotte de Creepy, dessiné par Wrightson, 1974.

Très inspiré par la littérature fantastique d’Edgar Allan Poe, de Howard Phillips Lovecraft ou Mary Shelley, notre artiste illustre dans ce recueil plusieurs de leurs œuvres (The Black Cat, Cool Air, The Muck Monster prélude à un magistral Frankenstein). Si Bernie Wrightson rend magnifiquement les ambiances gothiques du XIXe siècle, il excelle aussi à décrire l’Amérique du début du XXe siècle comme une sorte de double maléfique et perverti de la vision idéalisée peinte par l’illustrateur Norman Rockwell. Dans Nightfall, il revisite avec ironie Little Nemo in Slumberland, jouant sur la peur du noir qu’a expérimenté chaque enfant. Dans Jennifer ou The Pepper Lake Monster, le lecteur découvre que les bois isolés ou les villages reculés des États-Unis peuvent être d’un mortel… Dans Country Pie, le tueur sur la route n'est pas forcément celui que l'on croit. Grinçant, grandiloquent, Wrightson est un véritable passeur du fantastique américain, réunissant dans un même univers cauchemardesque la légende du cavalier sans tête et la famille texane dégénérée de Massacre à la tronçonneuse.

Creepy 113, novembre 1979, numéro spécial consacré à l'artiste

Précis et fluide, le dessin de Bernie Wrightson se caractérise par un sens du mouvement formidable, à la fois emphatique et assez théâtral. Son rendu baroque de la décrépitude, sa maîtrise du clair-obscur en font un illustrateur hors pair, un maître du fantastique américain. Et ce ne sont pas Uncle Creepy et Cousin Eerie qui me contrediront...

Longue vie au Triangle !