jeudi 19 juillet 2012

Jolies ténèbres : Alice au pays des horreurs


Il arrive parfois, estimé lecteur, qu’un album marque, voire hante le bédéphile, longtemps après sa lecture. Sans conteste, Jolies ténèbres, est de ceux-ci. Scénarisé par Fabien Vehlmann (le scénariste de la série à succès Seuls) et dessiné à quatre mains par Kerascoët (le nom collectif d’un couple de dessinateurs formé par Marie Pommepuy et Sébastien Cosset), cet ouvrage, par son thème dérangeant et son univers graphique détonnant, ne laisse pas de marbre.

 © Dupuis, 2009.

Publié chez Dupuis, éditeur historique de BD plutôt estampillées « familiales » ou « grand public », Jolies ténèbres tranche parmi le reste de la production de l’illustre maison. L’histoire débute comme un album pour enfants de Beatrix Potter : des petits personnages charmants (d’aucuns diront niaiseux) badinent autour d’une tasse de chocolat. Soudain, le décor s’effondre sur eux en une dégoulinante débâcle qui les conduit à une fuite effrénée pour sortir… du cadavre d’une petite fille gisant abandonné dans la forêt. Forcément, c’est assez saisissant. Qui sont ces petits êtres ? Libre au lecteur de l’imaginer : les fragments de la personnalité de la fillette assassinée ? de son imaginaire enfantin ? des lutins du Bois Joli ? L’album n’apporte aucune réponse. Mais pour l’heure, il va leur falloir s’organiser pour survivre dans la forêt, autour du cadavre de l’enfant se décomposant. Et leur survie va s’apparenter à un effroyable massacre, en une sorte de revisite du roman de William Golding Sa Majesté des mouches, rythmée par la sinistre comptine des Dix petits nègres.

 © Dupuis, 2009.

Cet album évoque un thème manifestement cher à Fabien Vehlmann, et déjà développé dans Seuls : la survie d’un groupe d’enfants, ou plus exactement ici de personnages liés à l’enfance, dans un monde sans repère, loin de toute influence des adultes. Et le constat est brutal : ces petits personnages délicieux n’ont aucune conscience du bien et du mal, agissent détachés de tout sens moral et ne possèdent pas une once de compassion. Selon moi, rarement un album aura aussi bien rendu la cruauté des rapports entre les enfants. Dans un même mouvement spontané et désarmant, ces lilliputiens si mignons sont ainsi capables de partager leur pitance avec l’un, d’enterrer vivant l’autre, de crever les yeux d’un troisième. En l’espace d’une seconde, l’enthousiasme amical voire amoureux quasi mystique pour l’un de leur semblable peut se transformer en haine effroyable ou en indifférence totale. Je gage, ami lecteur, que tu reconnaîtras immanquablement des bribes de ton enfance dans certaines situations évoquées par cet album. Attention, cher lecteur, je parle de fragments de sentiments, de souvenirs fugaces, car si tu avais pour habitude de clouer des chats à la porte de ta chambre, il serait bon de consulter…
Élargissant son propos, Vehlmann ancre son récit dans le monde de l’enfance en convoquant un univers de contes de fées inquiétant et perverti : Cendrillon/Peau d’Âne est vêtue d’une peau de souris fraîchement écorchée, la Belle au bois dormant est morte, le prince est avalé par un crapaud, le géant qui hante les bois ressemble fort à un serial killer… Par petites touches, l’auteur joue avec la part d’effroyable que comportent les contes pour enfants.

Quant au dessin des Kerascoët, magnifique, il s’adapte au flou étrange du récit. Un traitement plus réaliste semble situer une part de l’album dans la réalité (la fillette, la forêt, l’ermite…) tandis que le petit peuple (imaginaire ?) est dessiné dans un style plus enfantin, plus proche du cartoon. Les personnages semblent inspirés (en vrac et dans le désordre) par les amoureux de Peynet, par Chapi Chapo, par Chucky la poupée de sang…

Tu l’auras compris, ami lecteur, cet album est pour le moins original et singulier. Fortement perturbant, il m’a fait penser à une sorte de mise en image d’« Une Charogne » de Baudelaire ou du « Dormeur du Val » de Rimbaud par un Tim Burton qui aurait trop vu David Lynch. Évidemment, avec de tels parrains, cette lecture n’est pas à mettre entre toutes les mains…

Longue vie au Triangle !

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